jeudi 29 avril 2010

L'américanité

* Je reprends ici le texte prononcé lors de la table ronde "L'écriture américaine" organisée par Andrée A. Michaud, 24 février 2009.

Je suis née le 11 septembre 2001, le dos soudé à un futon orange, les pieds posés au sol pour me retenir de fuir. Je me suis éveillée devant les images diffusées à l’écran d’avions s’encastrant dans des tours. Jusqu’à ce matin dont je ne peux plus me défaire, j’avais eu devant le monde et la politique l’attitude de l’enfant choyée qui croit que le monde se passe dehors, loin d’elle. Je n’étais pas si jeune, pourtant, ce qui veut dire que je n’avais pas d’excuse. Mais je ne m’étais jamais véritablement sentie concernée, touchée par ce que je voyais dans les journaux télévisés. L’effondrement des tours du World Trade Center avait beau se passer à des centaines de kilomètres de chez moi, je ne pouvais plus désormais hausser les épaules et dire que cela ne me touchait pas. Le continent américain venait de rétrécir, pendant que le café refroidissait dans la tasse que j’avais oubliée dans ma main.

Je n’ai jamais pensé mon écriture en terme d’américanité. Peut-être parce que je n’ai jamais, ou alors si peu, pensé la littérature sous les auspices d’un corpus national, mais en fonction des auteurs qui m’habitaient ou m’accompagnaient pendant un moment. Je sais toutefois que je me trouvais davantage d’affinités avec la littérature russe qu’avec les Français. Et que jusqu’à ce que je sois capable de lire les romans américains en anglais, je ne connaissais de cette littérature que certains auteurs, comme Paul Auster, dont les traductions par Christine LeBœuf me faisaient frémir tant je reconnaissais qu’elle ne savait rien de la réalité nord-américaine. Quant à savoir ce que cette réalité nord-américaine pouvait bien être, je n’étais pas convaincue de pouvoir proposer une réponse qui se tienne.

Je crois que ce qui a changé, le 11 septembre, n’a d’abord pas concerné mon rapport à l’écriture, mais mon rapport au monde. J’ai vu les mêmes images télévisées que les États-Uniens. J’ai écouté les mêmes reportages. J’ai eu, en somme, accès aux mêmes informations que les résidents des États-Unis ne se trouvant pas directement dans la ville de New York. Et ce que j’ai vu m’a ouvert les yeux, me faisant douter de choses prises pour acquis pendant si longtemps : la sécurité, le quotidien, les immeubles. En s’effondrant, les tours m’ont révélé à quel point le point de vue protégé de l’occidentale que je suis était précaire. Je ne pouvais plus, en somme, faire comme si ce qui se passait par exemple au Moyen-Orient ne pouvait m’affecter.

En modifiant le regard que je posais sur le monde, il est inévitable que les événements de septembre 2001 modifient également mon écriture. Je ne me suis pas mise à écrire tout de suite autour des événements, il me faudrait des années avant d’y arriver. Mais j’ai commencé à penser mon rapport à l’écriture et à la littérature en fonction non plus de la langue dans laquelle j’écrivais et lisais, le français, mais en fonction de l’appartenance à un continent, l’Amérique. Non pas que je développe dans mon écriture une réflexion poussée sur la question : je suis, tout simplement, consciente de vivre en Amérique, mon rapport au monde, au paysage, à l’espace, à la politique même est un rapport américain.

La question, le doute, l’inquiétude, est celle de devenir davantage États-Unienne que nord-américaine. Après tout, je passe maintenant tellement de temps à lire en anglais que je me retrouve à commencer des nouvelles en anglais, et à devoir faire l’effort conscient pour les recommencer en français. Je ne sais pas où cela peut me mener. Je sais seulement que si la France continuer d’exercer un certain attrait, je ne peux nier que mon regard, maintenant, se tourne vers l’Amérique. Peut-être ne suis-je que le résultat de ce bombardement culturel venu de nos voisins du sud : télévisions, nouvelles, littérature, cinéma. Ou peut-être tout cela n’est-il que le résultat bien simple d’une proximité entre deux nations nées presque en même temps, et s’étant construites sur une période relativement courte.

Je sais que me définir d’abord comme Américaine, au sens d’une appartenance continentale, apparaît pour certains comme un abandon de la réalité identitaire québécoise. Après tout, mon attachement grandissant pour la littérature, la culture et la langue anglaise n’est-il pas sur le point de provoquer mon assimilation, cela même contre lequel le Québec lutte? Pourtant il me semble que ce que l’américanité veut dire, pour moi du moins, ce serait le principe d’une rencontre : les cultures et microcultures québécoise, canadienne, étatsunienne, amérindienne et mexicaine se nourrissant l’une de l’autre et s’affranchissant d’un attachement « filial » avec l’Europe. Cet attachement filial n’est pas mauvais s’il nous permet de reconnaître certaines de nos racines. Mais il ne peut non plus nous empêcher de reconnaître que ce continent sur lequel nous nous sommes construits a sa propre histoire, une histoire que nous avons en partie créée, en partie héritée de ses premiers habitants, en partie adaptée et transformée de ce que nous avons amenés avec nous en partant d’Europe. Et j’ai beau, du moins en ce moment, être habitée par une culture et une littérature états-uniennes, il n’en demeure pas moins que je garde devant elles un certain recul, celui que me donne ma position de québécoise. Je distingue donc américanité et états-unité, puisqu’ils n’ont pas non plus le monopole de ce continent. En somme, il s’agit peut-être moins pour moi de définir mon rapport à l’américanité en termes exclusifs, de placer l’Amérique, le Québec, le Canada, les États-Unis, la France, etc., en opposition, et davantage de voir mon rapport au monde par les points de rencontre entre les différents mondes. Je suis, après tout, de la génération qui a vu le monde rétrécir avec le web. Il n’est donc peut-être pas étonnant que je ne ressente pas la nécessité de me définir en fonction d’une seule identité, d’une seule appartenance.

Je suis née le 11 septembre, ai-je dit au tout début. Ce n’est pas que cet événement a importé davantage que d’autres dans l’histoire de l’humanité. Mais c’est probablement que ce n’est que ce jour que j’ai compris que je faisais partie de cette humanité, et surtout que j’ai compris que cette plaque sur laquelle je me trouve, quelque part sur l’océan Atlantique, n’était ni aussi grande, ni aussi petite qu’elle pouvait paraître à première vue.

samedi 24 avril 2010

La vérité? (2)

Si la masse des faits pèse sur les événements du 11 septembre 2001, c'est aussi parce qu'ils paraissent incontournables. Je ne referai pas ici le parcours de ces chiffres. Je dirai seulement ceci: écrire le 11 septembre 2001, peut-être est-ce avant tout se ménager un espace à travers les faits qui, pour indiscutables qu'ils soient, voilent l'événement. Toujours à Métropolis Bleu, Marc Zaffran, alias Martin Winkler, a expliqué que tous les faits médicaux de ses différents romans étaient justes, vérifiables. Qu'il importait pour lui que la fiction ne soit pas, en somme, l'occasion de désinformer. Il accordait donc à la fiction un rôle, une "mission".

Un ami à moi, très bon d'ailleurs, a écrit une nouvelle sur le 11 septembre, parce qu'à force de lui en parler, j'ai fini par le contaminer. C'est une très bonne nouvelle, très solide, avec un personnage intéressant. Sauf que. Sauf qu'elle joue avec la vraisemblance, avec ce que devait être la situation en haut de la tour nord, dans le restaurant Windows on the World.

Quelle latitude avons-nous avec les faits? Certes, il faut les bouger, les transformer, les adapter, bref, les traverser par l'écriture. Mais devant un événement réel, historique, jusqu'où pouvons-nous aller? Mon ami dit: justement, nous pouvons tout faire. Et normalement, je serais d'accord. Normalement, c'est à dire, pour tout ce qui ne concerne pas le 11 septembre 2001. Ce projet, dans lequel je suis entrée il y a trois ans. Que la fiction ne puisse faire autrement que d'inventer ce qui s'est passé derrière les façades brillantes des tours, cela ne fait aucun doute. Mon problème est ailleurs: les faits, les données, les dates, les heures, je ne peux pas les contourner, les éviter, bref, je ne peux pas les nier. Ils sont là. Pour écrire mon 11 septembre, celui de mes personnages, c'est un espace à même ces faits que je dois me ménager. Et il me semble que c'est ainsi, en étant le plus juste possible, le plus "vraie" possible, que je parviendrai à écrire autour de cet événement. Je ne fais pas un roman historique, mais pour écrire, j'ai besoin de savoir que cette chose au titre et au visage changeant (parfois recueil de nouvelles, parfois tirant vers le roman) ne pourra pas être attaquée sur le plan des faits: tout le reste, oui. Mais sur les faits, sur la probabilité que mes personnages aient pu exister, même s'ils sont totalement inventés, non. Personne n'a survécu en haut du point d'impact dans la tour nord. Au restaurant Windows on the World, la chaleur, la fumée étaient étouffantes. Au 78e étage de la tour sud, la survie à l'impact du deuxième avion n'était pas impossible, mais rare.

Je n'ai de l'événement que des faits épars, des images vues à la télévision, des photographies, des histoires entendues. Pour le reconstruire, lui donner sens, je comble les espaces laissés béants entre ces faits. Je ne fais pas un ouvrage historique, je le rappelle. Mais si je ne considère pas que mon livre a une "mission", il me semble qu'il ne peut pas mentir. Qu'il ne peut pas détourner les faits. Tout le reste, oui, le reste étant l'image qu'on a voulu donner de l'événement, sa cristallisation en figures (le héros, la victime, le bon, le méchant). La liberté d'écrire le 11 septembre, elle vient d'une recherche de vraisemblance qui repose pour moi non pas sur un abandon de la véridicité, mais sur une négociation avec le réel: ce que je peux transformer, ce que je dois accepter.

La vérité? (1)

Je repense souvent à l'accident de mon frère. Les faits sont indiscutables: un homme, seul dans sa voiture un mercredi soir, dévie légèrement de sa route, à quelques kilomètres de chez lui, et se retrouve dans la voie d'un camion qu'il ne parvient pas à éviter. La force de l'impact ne pardonne pas. Le camion échoue dans un champ de maïs, la voiture de l'homme est détruite. Voilà les faits. J'ai eu beau tenter de comprendre l'incompréhensible, je n'ai pas pu savoir avec certitude ce qui s'était passé pour qu'un bon conducteur comme mon frère se retrouve là où il était. Toutes les explications sont demeurées dans les airs, même les plus difficiles à envisager, celles qu'on s'empresse de déconstruire parce qu'elles font trop peur. Je ne crois pas au suicide comme option, je le dirai tout de suite: mon frère était beaucoup trop précis, déterminé, pour risquer de se manquer, de survivre, ou pour blesser volontairement quelqu'un. Mais a-t-il eu un malaise? Les vents étaient parait-il forts, ce soir-là. Son jeep a-t-il été déporté par une bourrasque venue des champs? Et si la cause était un simple moment d'inattention, comme tout conducteur a à un moment ou à un autre, comme mon frère a peut-être eu très souvent pendant ses vingt ans de conduite automobile? Je ne sais pas.
Après son décès, accompagnant les pourquoi pour lesquels je n'avais pas de réponse, parce que celui qui aurait pu m'expliquer ce qui s'était passé ne pouvait plus répondre, j'ai aussi demandé comment. Médicalement. Presque froidement. Non, pas froidement, ce n'est pas vrai. Plutôt, méthodiquement: je voulais comprendre comment le corps de cet homme que j'aimais tant avait pu l'abandonner. Mon frère, lorsqu'il était petit, disait toujours "veux voir". Je repense à cela, ici maintenant, et me rends compte que si lui voulait voir, moi, je voulais comprendre. Alors lorsque je n'ai plus eu de mon frère que les souvenirs du soir de sa mort, du choc de le voir là, immobile, j'ai voulu comprendre la mécanique de son corps, de ses blessures, pour parvenir, difficilement, à admettre que mon grand frère n'avait eu aucune chance, et que s'il avait survécu, cela aurait été d'une manière qu'il aurait totalement refusée.
Que reste-t-il, après la mort d'un être aimé? Les faits s'apaisent, à un moment. Ils sont là, ils voilent encore, mais il vient un moment où pour comprendre, pour appréhender cette nouvelle réalité, il nous faut envisager les choses autrement, reconstruire un récit de l'événement qui intégrera ces faits, dans le meilleur des cas, mais qui comblera les espaces que les faits n'expliquent pas. Et au bout du compte, ici, maintenant, que mon frère ait eu un malaise, qu'il ait oublié de regarder devant lui, qu'il ait été emporté par un mouvement de colère ou la recherche d'un téléphone, ne change pas grand chose au fait qu'il n'est plus là. Le pourquoi, le comment, ne réparent rien.
Je n'écris pas la mort de mon frère, c'est vrai. Ou plutôt si, je l'ai écrite à tous les jours depuis le 25 octobre 2006, pour moi, pour la comprendre, pour non pas l'accepter mais vivre avec elle, pour apprendre à voir au-delà d'elle et retrouver mon frère, ma famille, la vie. (Je sais, c'est... mielleux? Laissez passer...)
James Frey, à Métropolis Bleu, a martelé aujourd'hui que les faits et la vérité font deux. Il n'a pas tort: les faits sont peut-être immuables, ils sont également fragmentés: le portrait qu'ils tracent d'un événement ne peut être que troué. Raconter, c'est combler ces trous, c'est adapter les faits pour accéder à une vérité (de l'expérience, du sujet, du texte en cours), pour que le réel de cette fiction, qu'il s'agisse de la mort de mon frère ou du 11 septembre, devienne LA réalité du personnage, du roman, de la nouvelle.

jeudi 22 avril 2010

Peter et Eva

Il voudrait, pour qu’ils la comprennent, pour que son portrait soit le plus vrai possible, il voudrait pouvoir dire qu’elle pleurait toujours après. C’était cela qui l’avait séduit, plus que ses yeux, plus que la passion qui agitait ses mains, plus que son corps de nageuse même si elle détestait l’odeur des piscines publiques. Après l’amour, elle pleurait, des larmes tranquilles, de chaque côté de ses joues, à l’extrémité extérieure de ses yeux. Il s’était inquiété, la première fois, puis il avait compris que c’était à ce moment-là, lorsque les larmes coulaient, qu’elle jouissait.


Il avait connu plusieurs femmes au cours de sa vie adulte, des femmes qui sentaient parfois le besoin d’appuyer leur orgasme de bruits, de sons et de paroles, et passé ses premières années où il avait besoin de preuves pour se croire adéquat, apte à donner du plaisir, il s’était mis à se méfier des bruyantes. Il était si facile, avait compris Peter, de feindre, qu’il avait commencé à chercher d’autres signes chez ses partenaires, des signes plus discrets. Le frémissement d’une main dans son dos. Un son dans le fond de la gorge. Des paupières s’ouvrant brusquement. Peter aimait suivre ainsi la montée de la jouissance des femmes qu’il rencontrait, mais certaines craignaient ce regard attentif à un moment où elles se seraient voulues tellement absorbées dans leur corps que les yeux de leur amant venaient déranger quelque chose.


Leur première nuit aurait pu être qualifiée d’erreur. Un flirt d’ascenseur Trop d’alcool. Un lit. Peter et Eva. Le désordre de vêtements lancés derrière eux, alors qu’ils titubaient vers la chambre. La cavalcade des mains, les têtes qui se heurtent parfois, le déplacement d’un bras, d’une jambe, pour faire place à cette autre chose, ce mouvement soudain unifié. Un cri, non, pas un cri, un son venu du fond de la gorge d’Eva, et un ahanement encore plus profond de Pierre. Des sons aussi indistincts que leurs mouvements. Aussi concentrés que les sensations.


Mais ce n’est qu’après que commencèrent les choses, après cette première nuit où Peter ne remarqua rien de particulier chez Eva, et où Eva fit ce qu’elle avait à faire, ressentit ce qu’elle ressentit, et rentra chez elle au petit matin avec le numéro de Peter sur son Palm Pilot.


Il se la raconte ainsi, la main courant sur le métal chaud de la rampe d’escalier. Voilà quelques étages maintenant que les pieds se débattent dans l’eau venue des gicleurs, aussi inutile qu’une petite tasse à thé pour écoper sur le Titanic. Il sait cela, pendant qu’il avance, il le sait sans avoir vu autre chose que des milliers de feuilles de papiers volant du haut de la tour, confettis pour un mardi de fête.


Eva pleurait. Une larme, de chaque côté de son visage. Il savait ainsi qu’elle jouissait. Il se répète cela, lui, Peter Thornbridge, 38 ans, comme si en l’évoquant, il la gardait en vie, il se maintenait en vie. Les marches, l’une après l’autre, le ressac de l’eau sur les paliers, la sueur dans son dos et sur sa main, la chaleur de la cage d’escalier. Avec la jouissance d’Eva, de petits, tous petits détails l’empêchent de bousculer cette descente de fourmis, sage et rangée, alors que son corps entier lui crie qu’il doit sortir, sortir maintenant, sans tarder. Le temps n’est pas à l’attente, et pourtant, voilà tout ce que Peter fait depuis maintenant 49 minutes.


Lorsqu’il s’arrête un moment pour laisser passer une autre compagnie de pompiers, Peter lit les consignes de sécurité d’un extincteur. Comme si, devant la perspective du feu mangeant son corps, l’homme moyen avec la concentration nécessaire pour intégrer les règles d’utilisation d’un extincteur. Pour mesurer la distance entre soi et le feu, viser correctement, appuyer sur la gâchette. Peter s’interroge sur le nombre d’extincteurs dans la tour, et se demande si quelqu’un, là-haut, s’emploie à attaquer le feu. Il recommence à descendre.


Étrange n’est-ce pas, dans une ville comme New York où, à l’heure de pointe, il ne faut pas hésiter à pousser pour entrer dans le métro, tout ça pour gagner quelques minutes, arriver plus tôt à destination, étrange que quelqu’un quelque part s’attende à ce que des milliers de personnes empruntent des cages d’escaliers d’une manière calme et posée. Apparemment, oui, s’il en croit le calme relatif avec lequel les pieds suivent le flot maintenant continu de l’eau qui déferle. Une marche à la fois. Poliment. Sagement. Un peu plus, et ils se tiendraient tous par la main, deux par deux, en chantant des chansons d’école.


samedi 17 avril 2010

L'impossible rencontre

Je répète sans cesse aux étudiants: soyez généreux avec vos personnages, ne les laissez pas tomber. Accompagnez-les, au lieu de les juger. Je sais, c'est peut-être un peu n'importe quoi, de belles paroles pour faire accepter à des écrivains en herbe qu'il faut bien traiter ses personnages, les écrire correctement, et non les garrocher sur la page en espérant que le lecteur pourra suivre. Mes étudiants résistent souvent: ben là, madame, c'est arrivé comme ça! Peut-être. Peut-être. Mais je n'étais pas là. Votre lecteur n'était pas là. Alors réinventez-les, au lieu de tenter de les transposer.

Depuis un an, je n'avance pas aussi allègrement dans le recueil. Bien sûr, il y a le temps qui manque, les articles à écrire, les cours à donner, le travail, les colloques, la vie. Mais ce n'est pas seulement cela. Je n'ai pas fini d'écrire Bob et Hélène parce que je ne sais pas encore ce qu'il leur arrivera. Parce qu'Hélène est au 78e étage de la tour sud, et que franchement, ce n'est pas du tout un bon endroit où se trouver, le matin du 11 septembre. Alors je ne peux pas l'écrire légèrement. On s'attache à ces petites bêtes-là, comme je le dis souvent. On s'attache à ceux qu'on invente. Alors il nous pousse comme une conscience, qui fait qu'on ne veut pas les faire souffrir inutilement.

Les bons personnages, ai-je quelques fois dit à mes étudiants, ils restent un moment. On les voit, on les entend. Ils existent. Certains ne nous quittent pas, comme James, du premier recueil, peut-être parce que je n'ai pas fini de l'écrire. Alors de temps à autre, on y revient, on les retrouve, comme de vieux membres de la famille.

Pourquoi je pense à cela ce soir, alors que je pourrais soit a) corriger les dits étudiants ou b) lire un bon roman? Parce que je suis étonnée par ce qui vient de se passer dans une nouvelle. Leah. Leah n'est pas une histoire facile. J'essaie de raconter quelque chose qui lui est arrivé, de raconter comment elle voulait mourir et comment elle semble survivre. Je ne sais pas ce qu'il lui arrivera encore. Elle est dans l'escalier, elle descend en voulant remonter, et je ne sais pas, si elle se rend à la sortie, ce qu'elle fera de sa survie. Mais ce qui est étrange, c'est qu'elle vient de rencontrer Ginny Cooper.

Il faut comprendre que même si les personnages de mon recueil sont liés par les événements du 11 septembre 2001, ils ne se connaissent pas entre eux. Ce n'est pas si fou: avec 45000 visiteurs à chaque jour, peut-on vraiment s'étonner qu'une vingtaine de personnes réparties dans deux immenses tours ne se soient pas rencontrées?

Ginny est tout le contraire, il me semble, de Leah. Là où Leah regarde en arrière parce qu'elle veut mourir et se demande pourquoi elle survit, Ginny, elle, regarde vers l'avant, résolument, pour ne pas voir la mort, la peur. But this is not a morality play. Je n'ai pas commencé l'écriture de l'une en réponse à l'autre, pour mettre quelque chose en lumière, pour porter un jugement sur Leah, ou sur Ginny. Et je n'écris pas avec un plan en tête, une idée précise de là où iront les personnages, ou le recueil même. Mon ami J-S-D, lui, aime les plans. Pas moi! J'avance à tâtons, et ce n'est qu'à la toute fin que je saurai que je suis rendue.

Alors vous comprenez pourquoi, quand Leah a entendu le pas martial, déterminé, de Ginny, j'ai sursauté. Que ces deux-là partagent la descente, ces deux-là et non les autres, Donald, Tilly, Bob, cela ouvre toute une série de possibilités auxquelles je n'avais même jamais pensé.

vendredi 16 avril 2010

Leah (3)

Elle rêve d’enlever ses chaussures, ses bas, son veston, sa foutue carte d’identité qui continue à presser sur ses côtes. Elle rêve surtout de recommencer son matin, de retourner là-haut. Elle resterait assise à son bureau pendant que s’effareraient ses collègues, calme, posée, leur répétant qu’elle les suivait, là, tout de suite, ne m’attendez pas. Bill la houspillerait un peu, mais l’odeur de la fumée, les bruits aux étages supérieurs, cela suffirait pour qu’il la laisse tranquille, après lui avoir fait promettre qu’elle les retrouverait en bas.

La femme devant elle descend avec une détermination martiale. Leah l’envie, pense poser une main sur son épaule et lui demander, tout naïvement, comme elle fait pour être si sûre d’elle quand le gypse tombe et les tours tremblent. Elle l’entend dire grosso modo et trouve cela étrange, ces mots dans la bouche d’une femme dans l’escalier d’une tour dans un New York que Leah devine peuplé de sirènes et de caméras de télévision.

En se levant, le matin après le mariage d’Eleonora, Leah se sentit calme. Pour la première fois depuis mai, l’insomnie ne l’avait pas torturée. Elle prit cela pour un signe, la confirmation que sa décision était la bonne. Elle savait qu’il lui faudrait quelques semaines pour faire de l’ordre dans ses choses, donner des objets, régler la paperasse, s’assurer que personne ne découvre de secrets compromettants. Pas qu’elle eut grand chose à cacher. Mais Leah avait toujours tenu à préserver son intimité. Lorsqu’elle riait encore, et Leah pense à cela pendant qu’elle se laisse guider par la cheftaine devant elle, Leah disait que grandir dans une maison aux chambres sans portes et peuplée de 5 garçons avaient fait d’elle la sauvage qu’elle était. Pas étonnant, racontait-elle, lorsqu’une fillette se fait prendre la main dans sa culotte la première fois où elle s’essaie vraiment à découvrir ce dont les copines parlent à la récréation.

mardi 13 avril 2010

Leah (2)

Le problème, pense Leah pendant qu’elle sent derrière elle la pression de centaines de marcheurs, le problème, c’est que je ne sais pas pourquoi il me faut me reconstruire. Un matin, en mai, elle s’est levée et tout était devenu compliqué. La veille, rien, aucun problème réel, un peu d’ennuis financiers, un peu d’ennui tout court. Et puis le matin suivant, ce fut comme si le ciel lui était tombé sur la tête, et elle n’a pas pu se sortir du lit avant deux jours. Incapable de bouger. Incapable de faire autre chose que de pleurer, pleurer des larmes qui venaient elle ne savait d’où, qui l’avalaient, l’étouffaient. Elle a cru qu’elle mourrait là, dans son lit, un samedi de mai, pendant que dehors le printemps ressemblait à l’été. Elle a laissé ses couvertures et les larmes prendre le dessus, cessé de retenir le cri rauque qui agitait son corps, et attendu la mort.

Mais la mort n’est pas venue. Et Leah a trouvé un élan, juste assez pour se rendre chez le médecin, entre les vélos et les taxis.

Elle va mieux, certes. Ne passe plus des heures, recroquevillée dans son lit à peupler sa chambre de sons et de pleurs qu’elle ne peut pas reconnaître. Ils venaient de si loin. Pendant quelques semaines, en juillet, Leah a espéré que cet apaisement annonçait la fin du vide. Elle a rêvé de se retrouver, de se regarder dans le miroir sans dédain, sans voir dans ses yeux le vide qui l’agitait encore. Mais depuis le mois d’août, depuis le 17 août en fait, Leah a compris que le cocktail de médicaments et le sourire apaisant de son psychologue n’ont fait que masquer ce grand trou qui la remplace.

Le 17 août, Leah a revêtu sa plus belle robe, celle qui lui a toujours donné l’envie de tourner sur elle-même pour sentir la douceur et le froissement du tissu. Au mariage de son amie Eleonora, sur un bateau parcourant l’Hudson River, Leah a souri, pendant que sa robe s’agitait au vent et que le photographe la regardait en lui disant de se tasser un peu sur la gauche. Elle a dansé, but un peu, bien mangé. Ses amis lui ont dit qu’elle avait enfin l’air d’aller mieux. Elle a opiné, attrapé un verre de champagne. Souri. Ce n’était pas un faux sourire. Mais elle ne souriait pas pour ce qu’ils croyaient tous.

Leah n’a jamais aimé laisser les choses en plan. Elle est rentrée très tard du mariage d’Eleonora, soûle de soleil et de l’air marin. L’esprit clair, par contre, pour la première fois depuis ce matin de mai.

dimanche 11 avril 2010

Leah et l'ironie

Leah se bat. Avec la veste empêtrée dans le sac coincé entre la carte d’identification et le portemonnaie qu’elle n’a pas eu le temps de ranger dans le bon compartiment. Elle se bat aussi avec des chaussures trop neuves et trop serrées, avec le désir de s’asseoir là, de ne plus bouger, de se mettre à pleurer, ou à rire, ou à crier. Mais surtout, Leah se bat avec elle-même. Ce n’est pas nouveau, cette lutte, Leah la connaît bien, il lui semble qu’elle l’habite depuis sa naissance. Non, ce n’est rien d’inédit. Sauf que si le combat est le même, les causes, cette fois, sont différentes. Et c’est avec cela que Leah se débat, pendant que ses souliers avalent ses pas, que le portemonnaie menace de se vider sur le sol, et qu’elle se demande sans cesse pourquoi elle continue à avancer. Les autres, elle les comprend. Ils veulent survivre. Mais elle?

Leah est arrivée au travail à 8h30 précises pour ce qu’elle savait sa dernière journée de travail. Pas seulement pour la compagnie. Ce mardi serait son dernier mardi, elle avait décidé d’en finir. Sa vie n’était pas si triste, ni si vide. Mais elle ne lui apportait plus rien. Leah, depuis mai, se sent vide. Neutre. Voilà le bon adjectif : neutre. Elle voudrait pouvoir pleurer, crier, hurler, elle rêverait de ressentir quelque chose, autre chose que ce grand silence en elle qui ne lui laisse aucun répit. Elle ne sourit même plus lorsque le soleil lui chauffe le visage ou que le rire d’un enfant surgit de nulle part. Tout l’été, elle a attendu, espéré que quelque chose se réveille en elle. Vu un psychologue. Pris des médicaments, pilules jaunes, bleues, blanches, qui l’étourdissaient et ne faisaient pas plus que mettre ce silence en elle en sourdine. Soyez patiente, lui ont dit tant le médecin que le psychologue. Il faut du temps pour se reconstruire.

Le problème, pense Leah pendant qu’elle sent derrière elle la pression de centaines de marcheurs, le problème, c’est que je ne sais pas pourquoi il me faut me reconstruire.