jeudi 29 avril 2010
L'américanité
samedi 24 avril 2010
La vérité? (2)
La vérité? (1)
jeudi 22 avril 2010
Peter et Eva
Il voudrait, pour qu’ils la comprennent, pour que son portrait soit le plus vrai possible, il voudrait pouvoir dire qu’elle pleurait toujours après. C’était cela qui l’avait séduit, plus que ses yeux, plus que la passion qui agitait ses mains, plus que son corps de nageuse même si elle détestait l’odeur des piscines publiques. Après l’amour, elle pleurait, des larmes tranquilles, de chaque côté de ses joues, à l’extrémité extérieure de ses yeux. Il s’était inquiété, la première fois, puis il avait compris que c’était à ce moment-là, lorsque les larmes coulaient, qu’elle jouissait.
Il avait connu plusieurs femmes au cours de sa vie adulte, des femmes qui sentaient parfois le besoin d’appuyer leur orgasme de bruits, de sons et de paroles, et passé ses premières années où il avait besoin de preuves pour se croire adéquat, apte à donner du plaisir, il s’était mis à se méfier des bruyantes. Il était si facile, avait compris Peter, de feindre, qu’il avait commencé à chercher d’autres signes chez ses partenaires, des signes plus discrets. Le frémissement d’une main dans son dos. Un son dans le fond de la gorge. Des paupières s’ouvrant brusquement. Peter aimait suivre ainsi la montée de la jouissance des femmes qu’il rencontrait, mais certaines craignaient ce regard attentif à un moment où elles se seraient voulues tellement absorbées dans leur corps que les yeux de leur amant venaient déranger quelque chose.
Leur première nuit aurait pu être qualifiée d’erreur. Un flirt d’ascenseur Trop d’alcool. Un lit. Peter et Eva. Le désordre de vêtements lancés derrière eux, alors qu’ils titubaient vers la chambre. La cavalcade des mains, les têtes qui se heurtent parfois, le déplacement d’un bras, d’une jambe, pour faire place à cette autre chose, ce mouvement soudain unifié. Un cri, non, pas un cri, un son venu du fond de la gorge d’Eva, et un ahanement encore plus profond de Pierre. Des sons aussi indistincts que leurs mouvements. Aussi concentrés que les sensations.
Mais ce n’est qu’après que commencèrent les choses, après cette première nuit où Peter ne remarqua rien de particulier chez Eva, et où Eva fit ce qu’elle avait à faire, ressentit ce qu’elle ressentit, et rentra chez elle au petit matin avec le numéro de Peter sur son Palm Pilot.
Il se la raconte ainsi, la main courant sur le métal chaud de la rampe d’escalier. Voilà quelques étages maintenant que les pieds se débattent dans l’eau venue des gicleurs, aussi inutile qu’une petite tasse à thé pour écoper sur le Titanic. Il sait cela, pendant qu’il avance, il le sait sans avoir vu autre chose que des milliers de feuilles de papiers volant du haut de la tour, confettis pour un mardi de fête.
Eva pleurait. Une larme, de chaque côté de son visage. Il savait ainsi qu’elle jouissait. Il se répète cela, lui, Peter Thornbridge, 38 ans, comme si en l’évoquant, il la gardait en vie, il se maintenait en vie. Les marches, l’une après l’autre, le ressac de l’eau sur les paliers, la sueur dans son dos et sur sa main, la chaleur de la cage d’escalier. Avec la jouissance d’Eva, de petits, tous petits détails l’empêchent de bousculer cette descente de fourmis, sage et rangée, alors que son corps entier lui crie qu’il doit sortir, sortir maintenant, sans tarder. Le temps n’est pas à l’attente, et pourtant, voilà tout ce que Peter fait depuis maintenant 49 minutes.
Lorsqu’il s’arrête un moment pour laisser passer une autre compagnie de pompiers, Peter lit les consignes de sécurité d’un extincteur. Comme si, devant la perspective du feu mangeant son corps, l’homme moyen avec la concentration nécessaire pour intégrer les règles d’utilisation d’un extincteur. Pour mesurer la distance entre soi et le feu, viser correctement, appuyer sur la gâchette. Peter s’interroge sur le nombre d’extincteurs dans la tour, et se demande si quelqu’un, là-haut, s’emploie à attaquer le feu. Il recommence à descendre.
Étrange n’est-ce pas, dans une ville comme New York où, à l’heure de pointe, il ne faut pas hésiter à pousser pour entrer dans le métro, tout ça pour gagner quelques minutes, arriver plus tôt à destination, étrange que quelqu’un quelque part s’attende à ce que des milliers de personnes empruntent des cages d’escaliers d’une manière calme et posée. Apparemment, oui, s’il en croit le calme relatif avec lequel les pieds suivent le flot maintenant continu de l’eau qui déferle. Une marche à la fois. Poliment. Sagement. Un peu plus, et ils se tiendraient tous par la main, deux par deux, en chantant des chansons d’école.
samedi 17 avril 2010
L'impossible rencontre
vendredi 16 avril 2010
Leah (3)
Elle rêve d’enlever ses chaussures, ses bas, son veston, sa foutue carte d’identité qui continue à presser sur ses côtes. Elle rêve surtout de recommencer son matin, de retourner là-haut. Elle resterait assise à son bureau pendant que s’effareraient ses collègues, calme, posée, leur répétant qu’elle les suivait, là, tout de suite, ne m’attendez pas. Bill la houspillerait un peu, mais l’odeur de la fumée, les bruits aux étages supérieurs, cela suffirait pour qu’il la laisse tranquille, après lui avoir fait promettre qu’elle les retrouverait en bas.
La femme devant elle descend avec une détermination martiale. Leah l’envie, pense poser une main sur son épaule et lui demander, tout naïvement, comme elle fait pour être si sûre d’elle quand le gypse tombe et les tours tremblent. Elle l’entend dire grosso modo et trouve cela étrange, ces mots dans la bouche d’une femme dans l’escalier d’une tour dans un New York que Leah devine peuplé de sirènes et de caméras de télévision.
En se levant, le matin après le mariage d’Eleonora, Leah se sentit calme. Pour la première fois depuis mai, l’insomnie ne l’avait pas torturée. Elle prit cela pour un signe, la confirmation que sa décision était la bonne. Elle savait qu’il lui faudrait quelques semaines pour faire de l’ordre dans ses choses, donner des objets, régler la paperasse, s’assurer que personne ne découvre de secrets compromettants. Pas qu’elle eut grand chose à cacher. Mais Leah avait toujours tenu à préserver son intimité. Lorsqu’elle riait encore, et Leah pense à cela pendant qu’elle se laisse guider par la cheftaine devant elle, Leah disait que grandir dans une maison aux chambres sans portes et peuplée de 5 garçons avaient fait d’elle la sauvage qu’elle était. Pas étonnant, racontait-elle, lorsqu’une fillette se fait prendre la main dans sa culotte la première fois où elle s’essaie vraiment à découvrir ce dont les copines parlent à la récréation.
mardi 13 avril 2010
Leah (2)
Le problème, pense Leah pendant qu’elle sent derrière elle la pression de centaines de marcheurs, le problème, c’est que je ne sais pas pourquoi il me faut me reconstruire. Un matin, en mai, elle s’est levée et tout était devenu compliqué. La veille, rien, aucun problème réel, un peu d’ennuis financiers, un peu d’ennui tout court. Et puis le matin suivant, ce fut comme si le ciel lui était tombé sur la tête, et elle n’a pas pu se sortir du lit avant deux jours. Incapable de bouger. Incapable de faire autre chose que de pleurer, pleurer des larmes qui venaient elle ne savait d’où, qui l’avalaient, l’étouffaient. Elle a cru qu’elle mourrait là, dans son lit, un samedi de mai, pendant que dehors le printemps ressemblait à l’été. Elle a laissé ses couvertures et les larmes prendre le dessus, cessé de retenir le cri rauque qui agitait son corps, et attendu la mort.
Mais la mort n’est pas venue. Et Leah a trouvé un élan, juste assez pour se rendre chez le médecin, entre les vélos et les taxis.
Elle va mieux, certes. Ne passe plus des heures, recroquevillée dans son lit à peupler sa chambre de sons et de pleurs qu’elle ne peut pas reconnaître. Ils venaient de si loin. Pendant quelques semaines, en juillet, Leah a espéré que cet apaisement annonçait la fin du vide. Elle a rêvé de se retrouver, de se regarder dans le miroir sans dédain, sans voir dans ses yeux le vide qui l’agitait encore. Mais depuis le mois d’août, depuis le 17 août en fait, Leah a compris que le cocktail de médicaments et le sourire apaisant de son psychologue n’ont fait que masquer ce grand trou qui la remplace.
Le 17 août, Leah a revêtu sa plus belle robe, celle qui lui a toujours donné l’envie de tourner sur elle-même pour sentir la douceur et le froissement du tissu. Au mariage de son amie Eleonora, sur un bateau parcourant l’Hudson River, Leah a souri, pendant que sa robe s’agitait au vent et que le photographe la regardait en lui disant de se tasser un peu sur la gauche. Elle a dansé, but un peu, bien mangé. Ses amis lui ont dit qu’elle avait enfin l’air d’aller mieux. Elle a opiné, attrapé un verre de champagne. Souri. Ce n’était pas un faux sourire. Mais elle ne souriait pas pour ce qu’ils croyaient tous.
Leah n’a jamais aimé laisser les choses en plan. Elle est rentrée très tard du mariage d’Eleonora, soûle de soleil et de l’air marin. L’esprit clair, par contre, pour la première fois depuis ce matin de mai.
dimanche 11 avril 2010
Leah et l'ironie
Leah se bat. Avec la veste empêtrée dans le sac coincé entre la carte d’identification et le portemonnaie qu’elle n’a pas eu le temps de ranger dans le bon compartiment. Elle se bat aussi avec des chaussures trop neuves et trop serrées, avec le désir de s’asseoir là, de ne plus bouger, de se mettre à pleurer, ou à rire, ou à crier. Mais surtout, Leah se bat avec elle-même. Ce n’est pas nouveau, cette lutte, Leah la connaît bien, il lui semble qu’elle l’habite depuis sa naissance. Non, ce n’est rien d’inédit. Sauf que si le combat est le même, les causes, cette fois, sont différentes. Et c’est avec cela que Leah se débat, pendant que ses souliers avalent ses pas, que le portemonnaie menace de se vider sur le sol, et qu’elle se demande sans cesse pourquoi elle continue à avancer. Les autres, elle les comprend. Ils veulent survivre. Mais elle?
Leah est arrivée au travail à 8h30 précises pour ce qu’elle savait sa dernière journée de travail. Pas seulement pour la compagnie. Ce mardi serait son dernier mardi, elle avait décidé d’en finir. Sa vie n’était pas si triste, ni si vide. Mais elle ne lui apportait plus rien. Leah, depuis mai, se sent vide. Neutre. Voilà le bon adjectif : neutre. Elle voudrait pouvoir pleurer, crier, hurler, elle rêverait de ressentir quelque chose, autre chose que ce grand silence en elle qui ne lui laisse aucun répit. Elle ne sourit même plus lorsque le soleil lui chauffe le visage ou que le rire d’un enfant surgit de nulle part. Tout l’été, elle a attendu, espéré que quelque chose se réveille en elle. Vu un psychologue. Pris des médicaments, pilules jaunes, bleues, blanches, qui l’étourdissaient et ne faisaient pas plus que mettre ce silence en elle en sourdine. Soyez patiente, lui ont dit tant le médecin que le psychologue. Il faut du temps pour se reconstruire.
Le problème, pense Leah pendant qu’elle sent derrière elle la pression de centaines de marcheurs, le problème, c’est que je ne sais pas pourquoi il me faut me reconstruire.