mardi 24 novembre 2009

L'ironie n'est pas morte

Parce que j'avançais dans les nouvelles et voulais vérifier quelques petites choses (la trajectoire de la fuite, les noms de rues, le quartier), je suis retournée passer quelques jours à New York. Bien sûr, toutes les raisons sont bonnes pour me réfugier dans cette ville où je me sens, depuis le premier jour, chez moi. Mais il est tout aussi vrai que les nouvelles vont bien: les morceaux se mettent en place, et s'il reste du boulot à faire, des personnages à développer, des nouvelles à compléter, le projet est de plus en plus visible.

Un autre projet prend forme, ou plutôt, sort de terre. Voilà maintenant que l'on peut voir l'empreinte des tours disparues, alors qu'avance la construction du mémorial et ce, même s'il est plus difficile de repérer le musée dans les multiples formes géométriques présentes sur le site. Le mémorial prendra la forme de deux bassins carrés, correspondant à l'empreinte des tours, encerclés par des arbres et des bancs. Une partie du musée se trouvera sous terre, tandis que l'autre, au-dessus du sol, viendra compléter l'aménagement du site. La tour 1, Freedom Tower pour les intimes, sort tranquillement de terre. Je la soupçonne d'en être quelque part autour du 4e ou du 5e étage. Les officiels tentent de la rebaptiser d'une manière un peu moins... symbolique, afin d'éviter le "malaise" chez ses futurs locataires. Plusieurs New-Yorkais résistent à ce changement de nom, et après tout, pourquoi: il s'agit bel et bien d'une tour à l'origine baptisée Freedom Tower, appelée de la sorte pendant des années, et dont la hauteur, extrêmement symbolique, sera de 1776 pieds (l'année de l'Indépendance). Le revirement a de quoi étonner.
Le travail, tout autour du site, avance aussi. Les ouvriers sont encore à déconstruire l'immeuble de la Banker's Trust, lentement, étage après étage. En fait, on pourrait presque penser que les deux, la construction de Tower 1 et la déconstruction du Banker's Trust, seront achevés en même temps, tant ils prennent du temps à se faire. Depuis mon dernier séjour, en juillet, il m'a semblé que cette fameuse Banque n'avait perdu que quelques étages, alors que les progrès de la tour, eux, étaient autrement plus visibles. Mais après tout, il a fallu tant de temps avant de commencer à déconstruire cet immeuble (2 ans seulement pour commencer la décontamination, si je ne me trompe pas) que la lenteur ne peut peut-être pas faire autrement que de continuer à la déterminer.

Mes deux premiers voyages à New York, je m'étais interrogée sur le temps qui passe: entre la ville en elle-même et son Ground Zero, grand espace toujours vide, il me semblait y avoir un écart. Et puis, cette fois-ci, j'ai aperçu quelque chose qui me dit que, peut-être, le temps a effectivement changé quelque chose. Et ce n'est pas à cause de l'avancement des travaux. Non, ce que j'ai vu à New York cette fois-ci passe pratiquement inaperçu, mais c'est précisément cela, ce caractère anodin, qui montre l'évolution. Rappelez-vous: des films ont été modifiés, voire carrément largués, parce que leur thème était trop près des événements. Les génériques des émissions de télévision ont été "nettoyés", les tours retirées des images (Friends, Sex and the City). Certains mots, certains thèmes ont été longtemps bannis, le politiquement correct jouant du coude avec le respect pour les familles des victimes et pour les survivants. Il y a encore à New York et aux États-Unis certaines zones d'ombres lorsqu'il est question des attentats, et la délicatesse ou la prudence semblent encore plus de mises à New York où certaines de mes questions, malgré leur prudence, ont été reçues avec un malaise évident.

Pourtant, alors que j'observais depuis le Winter Garden le travail des grues sur le site du World Trade Center, mon regard a été attiré par une banderole, en apparence complètement banale.


"'Fall' into Fashion", dit le slogan du grand magasin d'aubaines Century 21. Le jeu de mot avec la saison est tout aussi évident qu'il était facile. Le message est limpide, après tout. Sauf que. Sauf que comment ne pas penser aux "falling men", ces hommes et ces femmes qui sont tombés des tours le matin du 11 septembre? Après tout, la proximité du magasin avec le site ne peut être ignorée, puisque pour voir cette banderole, il faut être de l'autre côté de Ground Zero. Autrement dit, on ne peut voir la banderole sans voir du même coup l'espace laissé vide par la disparition du complexe du World Trade Center.

Que dit cette proximité? Elle dit, simplement, que le temps a passé. Que si, pendant longtemps, il a été impossible pour plusieurs Américains d'envisager le sort de ces êtres humains tombant des tours (sautaient-ils volontairement? ont-ils été poussés? était-ce un choix ou une nécessité qui les faisait se jeter dans le vide?), la sensibilité sémantique s'effrite, s'érode. Les mots reprennent un peu de leur sens, cessent de désigner l'espace béant.

Plus que la mise en forme graduelle du site, la progression de la construction de la Tour 1, c'est cela, cette banderole commerciale toute simple, qui me dit que, 8 ans plus tard, New York apprivoise l'événement.