mercredi 31 mars 2010

Le sens des nombres

Le 11 septembre est un événement habité par des nombres: sur les 17400 personnes qui se trouvaient dans les tours au moment des attentats, environ 15000 personnes ont pu être évacuées. Dans la tour nord, 1402 personnes sont mortes, dont les 658 employés de la firme Cantor Fitzgerald présents ce matin-là. Dans la tour sud, 614 personnes sont mortes. 18 personnes se trouvant au-dessus du point d’impact dans la tour sud ont réussi à s’échapper. Aucune dans la tour nord. En tout, en comptant les victimes dans les avions et à Washington, 2819 personnes sont mortes. 77 % des victimes étaient des hommes, 23% des femmes. Entre 100 et 200 personnes seraient tombées ou auraient sauté des tours. 289 corps ont été retrouvés intacts à New York. Et les coroners ont eu à étudier 19858 restes humains. Dans le cas de 1717 familles, il n’y a eu aucun reste, aucune parcelle de corps à enterrer. Encore aujourd’hui, 9 ans après les attentats, le travail d’enquête sur l’identité des victimes continue. En plus des 2 tours de 110 étages qui se sont écroulées en 102 minutes, 5 autres immeubles se sont écroulés ou ont dû être démolis à cause de l'étendue des dommages. Les attentats du 11 septembre ont éliminé 124 millions de mètres carrés d'espaces à bureau.

Ces nombres forment à la fois le paysage et le voile du 11 septembre: ils renvoient à l'ampleur de l'événement, à la destruction humaine et immobilière. Ils rappellent ces images vues et revues d'un nuage de débris envahissant les rues. Le poids des nombres est tel que, parfois, ils sont brandis pour empêcher les questions, les doutes, les remises en cause. Pour obliger l'adhésion: devant ces milliers de victimes et les membres de leurs familles, que peut-on réellement dire?

Il y a aussi la symbolique des nombres: est-il vraiment nécessaire de redire encore une fois l'ironie planificatrice qui a fait que la date de l'événement ayant marqué un échec relatif des services de secours répète le numéro de téléphone de ces mêmes services aux États-Unis? Doit-on rappeler à quel point les nombres, lorsqu'il est question du 11 septembre, ont joué un rôle important dans la couleur donnée à l'événement? Que maintenant, certains nombres ne peuvent exister seuls, ont besoin d'un sous-titre lorsqu'ils parlent d'autre chose que ce matin-là de ce septembre-là? Maintenant, les nombres sont lourds, chargés de la mémoire des attentats, comme si les événements les avaient détournés aussi sûrement que les avions l'ont été.

Lorsqu'il est question des chiffres et des nombres du 11 septembre, rien ne semble donc véritablement gratuit. Ou peut-être serait-il plus juste de dire que les choix faits par les créateurs ne peuvent être gratuits, le poids des nombres étant tel qu'ils participent à part entière de l'identité de l'événement. La fiction pose la question de la vérité lorsqu'elle négocie avec un événement historique: comment raconter le réel en ayant suffisamment d'espace pour le réinventer? Qu'est-ce qui, des faits, doit être préservé et qu'est-ce qui peut être transformé? Tout, probablement. Ou peut-être pas.

Ian Monk, dans son poème Twin Towers, fonctionne sur le principe de l'énumération: deux colonnes, rappelant les deux tours, cohabitent sur la page. La colonne de gauche concerne surtout les choses, objets, se trouvant dans la tour. La colonne de droite, elle, se concentre sur les gens, énumérant les différents types de personnes habitant le World Trade Center (homme, femme, père/mère de famille, criminel, employé de soutien, etc.) Il est inévitable, en regardant la présentation physique du poème, de ne pas voir les tours. L'effet serait d'abord encore plus évident dans la version présente dans le livre Writing for the OuLiPo où la largeur des colonnes serait réduite graduellement, et où vers la fin, le sommet de l'une des tours se courberait. Avec la version trouvée en ligne, je n'ai pu m'empêcher de compter les lignes. Tant la version anglaise que française du poème compte 112 lignes. Ces deux lignes de "trop" me troublent. Que signifient-elles? Le nombre, trop près de la réalité (110 étages) ne peut être gratuit. Le poète a-t-il décidé d'ajouter des étages aux tours? Le nombre est-il accidentel? Est-il vraiment possible, en reproduisant la forme des deux tours, d'accidentellement ajouter des étages?

Je ne sais pas. Je suis intriguée par le poème, que je trouve par ailleurs intéressant. Mais les nombres du 11 septembre me hantent, je les connais trop pour ne pas croire à une intentionnalité derrière cette "erreur". Le poète a-t-il utilisé une information erronée? Cherche-t-il derrière ces deux étages à envoyer un message?

vendredi 26 mars 2010

La contamination

À réfléchir autant, à passer tant de temps à imaginer le matin du 11 septembre, peut-être est-il inévitable que chaque aéroport que je visite, chaque avion dans lequel je me retrouve, soit teinté par les événements de 2001. Ce matin, j’attends un vol pour Toronto. Alors que je cherche frénétiquement à terminer la conférence que je donnerai dans quelques heures, une femme arrive pour s’asseoir près de la fenêtre, comme moi. Elle a trois enfants : une petite fille dans une poussette, deux garçons de moins de 4 ans qui s’installent sur le rebord de la fenêtre. La femme est une pro des aéroports : en moins de deux, elle ouvre la valise des enfants, et étale au sol quelques jouets : deux livres, un ourson Elmo rouge, un Nintendo, une couverture, etc. Les enfants sont chez eux dans cet espace d’attente, près de la porte 47 de l’aéroport Dorval. Dans quelques minutes, nous entrerons tous dans l’avion, un Boeing 747 qui nous conduira à Toronto.

Je les regarde, cette famille tranquille, ces enfants bien élevés, et je les imagine dans l’avion, au-dessus du Canada. Se superpose une autre image : les mêmes enfants, la même mère, et moi, quelque part le long de l’Hudson River, nous préparant à mourir quelque part dans le World Trade Center.

Ce n’est pas que le vol me rende anxieuse. Au contraire, avec le temps, je deviens de plus en plus calme et confiante en avion. Je me suis surprise ce matin à faire ma valise en moins de deux, et j’ai passé les contrôles de sécurité avec une efficacité qui n’a rien à envier à celle de George Clooney dans Up in the Air. Ce n’est donc pas la peur que cela se produise à nouveau. C’est, plutôt, comme si je nous voyais, nous préparant pour un vol ordinaire, tout comme ceux qui sont partis de Boston, un matin de septembre.

Depuis quelque temps, il m’arrive de rêver au prochain livre, de concevoir dans mon sommeil son sujet. Je me réveille, et j’ai tout oublié. Ne reste que le livre en cours, ce recueil peuplé de personnages dont certains, comme moi ce matin, attendent leur vol, dans l’anonymat d’un hall d’aérogare. La contamination, elle est là : il ne peut être question de tour sans que ce soient celles du World Trade Center. Il ne peut pour l’instant être question d’avion sans que ce que j’y voie me permette de continuer à imaginer les passagers des quatre vols du 11 septembre. Peut-être est-ce parce que le projet m’occupe encore toute entière. Peut-être est-ce parce que ma réinvention du 11 septembre n’est pas encore terminée.

Comme pour les camions qui ne peuvent plus, après la mort de mon frère et mon propre accident, être innocents, peut-être est-ce aussi, finalement, que le 11 septembre est venu confirmer ce que je savais déjà : une fois à bord de l’avion, installés plus ou moins confortablement dans ces sièges, il nous faut consentir, nous abandonner, et savoir que peu importe ce qu’il arrivera, nous n’y pourrons rien.

vendredi 5 mars 2010

Le temps des stratégies

Je réfléchis beaucoup aux nouvelles ces jours-ci. On dira que c'est une autre façon de ne pas écrire. Peut-être. Sauf que je me pose des questions. Depuis le début, j'ai pris le parti de suivre mes personnages au cœur du 11 septembre, le plus près possible. Autrement dit, je ne leur donne pas une perspective d'ensemble sur l'événement. Ne m'intéressent ni la guerre, ni même la reconstruction, du moins pour les nouvelles. L'idée était de m'en tenir aux personnages, à ce qu'ils voyaient, vivaient, rencontraient, pour éviter quelques écueils que je repérais chez les autres: l'héroïsation des personnages, pour commencer, parce qu'il me semblait que ce serait désincarner chacune des victimes ou des survivants. Dans une conférence, la semaine dernière, j'ai repéré trois procédés: l'héroïsation, toujours, parce que soyons honnête, c'est la stratégie la plus fréquente tant chez les critiques que chez les auteurs; la tendance à appuyer très fort sur l'incommensurabilité de l'événement, comme s'il était impossible à raconter, à inventer; et la dernière stratégie, qui va avec les deux autres, et qui consiste à innocenter l'état, le pays, l'armée, les victimes. Je disais que cela allait avec la fixation des critiques et journalistes sur le ciel bleu: comme si lorsqu'il fait si beau, il était impossible que quelque chose se produise. "Out of the blue", totalement imprévisible. Trois stratégies, donc, qui travaillent l'événement, lui donnent une forme, une teinte. Et qui déterminent le regard que l'on porte, le jugement: les victimes deviennent des martyres, en gros.

J'ai choisi avec les nouvelles, donc, de me tenir au plus près de mes personnages, pour éviter d'en faire des héros. Je voulais à travers eux explorer l'événement dans son intensité, avant qu'il ne prenne véritablement forme, avant que sa forme, son sens, ait été déterminé, cristallisé par les discours. Cela me semblait, et me semble toujours, une bonne idée. Surtout à travers la forme nouvelle: mes textes, très brefs, suivent un, deux personnages, dans un moment très précis, comme des fragments de perception du moment qu'ils vivent.

C'est une question d'échelle, disait B.G. après ma conférence: le roman, la fiction, devant un événement d'une telle ampleur, ne peut faire autrement que de le reconstruire par des personnages, par leur point de vue. Autrement dit, pourrais-je ajouter, il s'agit de voir l'événement à portée humaine, et non d'en haut. Être au bas des tours, tout près, et non au-dessus, dans un hélicoptère qui ne pourrait que constater parce qu'il serait trop loin pour véritablement éprouver.

Quel est le problème alors?
Complexe. Je le répète, c'est peut-être une ruse, une manière de procrastiner alors que je sens la fin du projet (oui, j'achève, si je suis honnête, je ne peux que le constater: la chose avance, sûrement, prend forme. Il reste du boulot à faire, mais je ne crois pas pouvoir ajouter un autre personnage, une autre voix, à cette fresque). Je connais bien mes ruses pour ne pas écrire, pour torpiller l'écriture.

La question, par contre, est celle-ci: vais-je contre le temps? Le recueil devrait être publié à l'automne 2011. 10 ans après les attentats, mon point de vue, en se tenant au plus près du "trauma" (je me méfie de ce mot, il oriente déjà trop la lecture, il interprète) que vivent mes personnages, ne va-t-il pas à contre-courant? Ne devrais-je pas proposer autre chose que ce moment précis de leur histoire, ce moment de l'événement? Ne suis-je pas, moi-même, en train de forcer l'événement, le trauma, à se cristalliser, comme s'il n'y avait pas de vie, de futur après le 11 septembre?

J'aime beaucoup comment Siri Hustvedt traite l'événement dans Sorrows of an American: il est là, dans l'horizon du livre, mais n'est pas au centre, parce qu'autour, la vie a continué, et d'autres drames sont venus s'ajouter à celui-là. Les personnages, de temps à autre, tournent leur regard vers l'absence des tours, puis reprennent leur marche.

Ce n'est pas ce que je fais. Mes personnages sont, et demeurent, le 11 septembre 2001. Même ceux qui racontent l'après sont encore là. Ne pas proposer de vision d'ensemble est-il une manière de perpétuer, à jamais, le choc de l'événement? En voulant éviter l'héroïsation, suis-je allée me jeter dans la gueule du loup de l'incommensurabilité?