jeudi 29 avril 2010

L'américanité

* Je reprends ici le texte prononcé lors de la table ronde "L'écriture américaine" organisée par Andrée A. Michaud, 24 février 2009.

Je suis née le 11 septembre 2001, le dos soudé à un futon orange, les pieds posés au sol pour me retenir de fuir. Je me suis éveillée devant les images diffusées à l’écran d’avions s’encastrant dans des tours. Jusqu’à ce matin dont je ne peux plus me défaire, j’avais eu devant le monde et la politique l’attitude de l’enfant choyée qui croit que le monde se passe dehors, loin d’elle. Je n’étais pas si jeune, pourtant, ce qui veut dire que je n’avais pas d’excuse. Mais je ne m’étais jamais véritablement sentie concernée, touchée par ce que je voyais dans les journaux télévisés. L’effondrement des tours du World Trade Center avait beau se passer à des centaines de kilomètres de chez moi, je ne pouvais plus désormais hausser les épaules et dire que cela ne me touchait pas. Le continent américain venait de rétrécir, pendant que le café refroidissait dans la tasse que j’avais oubliée dans ma main.

Je n’ai jamais pensé mon écriture en terme d’américanité. Peut-être parce que je n’ai jamais, ou alors si peu, pensé la littérature sous les auspices d’un corpus national, mais en fonction des auteurs qui m’habitaient ou m’accompagnaient pendant un moment. Je sais toutefois que je me trouvais davantage d’affinités avec la littérature russe qu’avec les Français. Et que jusqu’à ce que je sois capable de lire les romans américains en anglais, je ne connaissais de cette littérature que certains auteurs, comme Paul Auster, dont les traductions par Christine LeBœuf me faisaient frémir tant je reconnaissais qu’elle ne savait rien de la réalité nord-américaine. Quant à savoir ce que cette réalité nord-américaine pouvait bien être, je n’étais pas convaincue de pouvoir proposer une réponse qui se tienne.

Je crois que ce qui a changé, le 11 septembre, n’a d’abord pas concerné mon rapport à l’écriture, mais mon rapport au monde. J’ai vu les mêmes images télévisées que les États-Uniens. J’ai écouté les mêmes reportages. J’ai eu, en somme, accès aux mêmes informations que les résidents des États-Unis ne se trouvant pas directement dans la ville de New York. Et ce que j’ai vu m’a ouvert les yeux, me faisant douter de choses prises pour acquis pendant si longtemps : la sécurité, le quotidien, les immeubles. En s’effondrant, les tours m’ont révélé à quel point le point de vue protégé de l’occidentale que je suis était précaire. Je ne pouvais plus, en somme, faire comme si ce qui se passait par exemple au Moyen-Orient ne pouvait m’affecter.

En modifiant le regard que je posais sur le monde, il est inévitable que les événements de septembre 2001 modifient également mon écriture. Je ne me suis pas mise à écrire tout de suite autour des événements, il me faudrait des années avant d’y arriver. Mais j’ai commencé à penser mon rapport à l’écriture et à la littérature en fonction non plus de la langue dans laquelle j’écrivais et lisais, le français, mais en fonction de l’appartenance à un continent, l’Amérique. Non pas que je développe dans mon écriture une réflexion poussée sur la question : je suis, tout simplement, consciente de vivre en Amérique, mon rapport au monde, au paysage, à l’espace, à la politique même est un rapport américain.

La question, le doute, l’inquiétude, est celle de devenir davantage États-Unienne que nord-américaine. Après tout, je passe maintenant tellement de temps à lire en anglais que je me retrouve à commencer des nouvelles en anglais, et à devoir faire l’effort conscient pour les recommencer en français. Je ne sais pas où cela peut me mener. Je sais seulement que si la France continuer d’exercer un certain attrait, je ne peux nier que mon regard, maintenant, se tourne vers l’Amérique. Peut-être ne suis-je que le résultat de ce bombardement culturel venu de nos voisins du sud : télévisions, nouvelles, littérature, cinéma. Ou peut-être tout cela n’est-il que le résultat bien simple d’une proximité entre deux nations nées presque en même temps, et s’étant construites sur une période relativement courte.

Je sais que me définir d’abord comme Américaine, au sens d’une appartenance continentale, apparaît pour certains comme un abandon de la réalité identitaire québécoise. Après tout, mon attachement grandissant pour la littérature, la culture et la langue anglaise n’est-il pas sur le point de provoquer mon assimilation, cela même contre lequel le Québec lutte? Pourtant il me semble que ce que l’américanité veut dire, pour moi du moins, ce serait le principe d’une rencontre : les cultures et microcultures québécoise, canadienne, étatsunienne, amérindienne et mexicaine se nourrissant l’une de l’autre et s’affranchissant d’un attachement « filial » avec l’Europe. Cet attachement filial n’est pas mauvais s’il nous permet de reconnaître certaines de nos racines. Mais il ne peut non plus nous empêcher de reconnaître que ce continent sur lequel nous nous sommes construits a sa propre histoire, une histoire que nous avons en partie créée, en partie héritée de ses premiers habitants, en partie adaptée et transformée de ce que nous avons amenés avec nous en partant d’Europe. Et j’ai beau, du moins en ce moment, être habitée par une culture et une littérature états-uniennes, il n’en demeure pas moins que je garde devant elles un certain recul, celui que me donne ma position de québécoise. Je distingue donc américanité et états-unité, puisqu’ils n’ont pas non plus le monopole de ce continent. En somme, il s’agit peut-être moins pour moi de définir mon rapport à l’américanité en termes exclusifs, de placer l’Amérique, le Québec, le Canada, les États-Unis, la France, etc., en opposition, et davantage de voir mon rapport au monde par les points de rencontre entre les différents mondes. Je suis, après tout, de la génération qui a vu le monde rétrécir avec le web. Il n’est donc peut-être pas étonnant que je ne ressente pas la nécessité de me définir en fonction d’une seule identité, d’une seule appartenance.

Je suis née le 11 septembre, ai-je dit au tout début. Ce n’est pas que cet événement a importé davantage que d’autres dans l’histoire de l’humanité. Mais c’est probablement que ce n’est que ce jour que j’ai compris que je faisais partie de cette humanité, et surtout que j’ai compris que cette plaque sur laquelle je me trouve, quelque part sur l’océan Atlantique, n’était ni aussi grande, ni aussi petite qu’elle pouvait paraître à première vue.