jeudi 22 avril 2010

Peter et Eva

Il voudrait, pour qu’ils la comprennent, pour que son portrait soit le plus vrai possible, il voudrait pouvoir dire qu’elle pleurait toujours après. C’était cela qui l’avait séduit, plus que ses yeux, plus que la passion qui agitait ses mains, plus que son corps de nageuse même si elle détestait l’odeur des piscines publiques. Après l’amour, elle pleurait, des larmes tranquilles, de chaque côté de ses joues, à l’extrémité extérieure de ses yeux. Il s’était inquiété, la première fois, puis il avait compris que c’était à ce moment-là, lorsque les larmes coulaient, qu’elle jouissait.


Il avait connu plusieurs femmes au cours de sa vie adulte, des femmes qui sentaient parfois le besoin d’appuyer leur orgasme de bruits, de sons et de paroles, et passé ses premières années où il avait besoin de preuves pour se croire adéquat, apte à donner du plaisir, il s’était mis à se méfier des bruyantes. Il était si facile, avait compris Peter, de feindre, qu’il avait commencé à chercher d’autres signes chez ses partenaires, des signes plus discrets. Le frémissement d’une main dans son dos. Un son dans le fond de la gorge. Des paupières s’ouvrant brusquement. Peter aimait suivre ainsi la montée de la jouissance des femmes qu’il rencontrait, mais certaines craignaient ce regard attentif à un moment où elles se seraient voulues tellement absorbées dans leur corps que les yeux de leur amant venaient déranger quelque chose.


Leur première nuit aurait pu être qualifiée d’erreur. Un flirt d’ascenseur Trop d’alcool. Un lit. Peter et Eva. Le désordre de vêtements lancés derrière eux, alors qu’ils titubaient vers la chambre. La cavalcade des mains, les têtes qui se heurtent parfois, le déplacement d’un bras, d’une jambe, pour faire place à cette autre chose, ce mouvement soudain unifié. Un cri, non, pas un cri, un son venu du fond de la gorge d’Eva, et un ahanement encore plus profond de Pierre. Des sons aussi indistincts que leurs mouvements. Aussi concentrés que les sensations.


Mais ce n’est qu’après que commencèrent les choses, après cette première nuit où Peter ne remarqua rien de particulier chez Eva, et où Eva fit ce qu’elle avait à faire, ressentit ce qu’elle ressentit, et rentra chez elle au petit matin avec le numéro de Peter sur son Palm Pilot.


Il se la raconte ainsi, la main courant sur le métal chaud de la rampe d’escalier. Voilà quelques étages maintenant que les pieds se débattent dans l’eau venue des gicleurs, aussi inutile qu’une petite tasse à thé pour écoper sur le Titanic. Il sait cela, pendant qu’il avance, il le sait sans avoir vu autre chose que des milliers de feuilles de papiers volant du haut de la tour, confettis pour un mardi de fête.


Eva pleurait. Une larme, de chaque côté de son visage. Il savait ainsi qu’elle jouissait. Il se répète cela, lui, Peter Thornbridge, 38 ans, comme si en l’évoquant, il la gardait en vie, il se maintenait en vie. Les marches, l’une après l’autre, le ressac de l’eau sur les paliers, la sueur dans son dos et sur sa main, la chaleur de la cage d’escalier. Avec la jouissance d’Eva, de petits, tous petits détails l’empêchent de bousculer cette descente de fourmis, sage et rangée, alors que son corps entier lui crie qu’il doit sortir, sortir maintenant, sans tarder. Le temps n’est pas à l’attente, et pourtant, voilà tout ce que Peter fait depuis maintenant 49 minutes.


Lorsqu’il s’arrête un moment pour laisser passer une autre compagnie de pompiers, Peter lit les consignes de sécurité d’un extincteur. Comme si, devant la perspective du feu mangeant son corps, l’homme moyen avec la concentration nécessaire pour intégrer les règles d’utilisation d’un extincteur. Pour mesurer la distance entre soi et le feu, viser correctement, appuyer sur la gâchette. Peter s’interroge sur le nombre d’extincteurs dans la tour, et se demande si quelqu’un, là-haut, s’emploie à attaquer le feu. Il recommence à descendre.


Étrange n’est-ce pas, dans une ville comme New York où, à l’heure de pointe, il ne faut pas hésiter à pousser pour entrer dans le métro, tout ça pour gagner quelques minutes, arriver plus tôt à destination, étrange que quelqu’un quelque part s’attende à ce que des milliers de personnes empruntent des cages d’escaliers d’une manière calme et posée. Apparemment, oui, s’il en croit le calme relatif avec lequel les pieds suivent le flot maintenant continu de l’eau qui déferle. Une marche à la fois. Poliment. Sagement. Un peu plus, et ils se tiendraient tous par la main, deux par deux, en chantant des chansons d’école.