mercredi 18 août 2010

Grand déplacement!

Afin de me permettre une plus grande latitude, j'ai décidé de faire migrer ce blog. Je voulais disposer d'une plate-forme plus souple me permettant notamment d'intégrer des photographies. Voilà qui explique le silence radio des dernières semaines. Vous trouverez la version revampée, .
Soyez indulgents, il me reste un peu de travail à faire!

lundi 2 août 2010

Chronic City

Chronic City, de Jonathan Lethem, n’est pas un roman du 11 septembre 2001. Certes, le roman se déroule dans un New York du nouveau millénaire, et ses personnages explorent la ville, allant de l’Upper East Side au Lower Manhattan de l’Hôtel de Ville. À aucun moment l’auteur mentionne ce jour, ni même ses traits marquants : aucun feu, aucun avion, aucune tour ne sont évoqués dans ce roman. Pourtant, il se passe quelque chose dans la littérature du 11 septembre avec Chronic City. Peut-être est-ce le résultat du lecteur qui cherche dans le roman new-yorkais les traces des attentats de 2001. Déjà, avec Let the Great World Spin, Colum McCann explorait la figure de l’équilibriste Philippe Petit, célèbre pour avoir marché entre les deux tours, en 1974, orientant le regard vers les tours en misant sur la nostalgie d’une époque révolue, celle où les évoquer ne revenait pas à parler de leur destruction. Chronic City devient quant à lui un roman du 11 septembre précisément par les détours qu’il prend pour ne pas nommer le 11 septembre, pour en contourner les figures.

Oublions le personnage principal, Chase Insteadman, dont le nom (L’homme à la place de…) le place d’entrée de jeu dans l’étrange espace transitoire qu’est sa vie entourée de la fumée de marijuana et du réel presque alternatif construit par le personnage de Perkus Tooth. Ce qui, dans l’œuvre de Lethem, évoque le 11 septembre, ce sont les mentions d’une menace souterraine et celle des jours de brouillard gris.

Le New York de Chronic City est aux prises avec un monstre, présenté comme un animal aussi mythique que le yéti, et dont les supposées apparitions sont surprises par des témoins hallucinés. Parce qu’il faut bien nommer l’ennemi, journalistes et témoins décident qu’ils s’agit d’un tigre, ramenant la destruction en cours à un ennemi connu. « […] Biller instead logged on to the city’s Tiger Watch Web Site. The monster had last been seen two days ago, on Sixty-eighth Street by a couple of Hunter undergraduates, rustling beneath an opened metal grating at a work site. There had been no casualties or damage, and the site ranked risk of an attack tonight as Yellow, or Low-to-Moderate” (p. 226).
Le tigre est en fait une machine qui creusait une nouvelle ligne de métro et qui s’est apparemment emballée, développant sa propre « intelligence », et dépassant les ordres de ses opérateurs. Une sorte de Frankenstein, en somme, qui frappe à tout moment (mais surtout la nuit) et qui, surtout, cause l’évacuation (et la condamnation) d’édifices à logement. Venue d’en dessous, la menace qu’est le tigre finit par effectuer sa propre revitalisation. Mais deux traits de cette menace sont intéressants. D’une part, elle est, comme le terrorisme, imprévisible : la machine ne frappe pas d’une manière logique, linéaire. Elle surprend, déplace, force la transformation. Comme la grande figure de l’après-11 septembre, Ossama Ben Laden, le tigre est guetté, on imagine le voir, le traquer, et ses apparitions changent le niveau d’alerte. D’autre part, la machine, mythifiée, chassée tant par les témoins que par les journalistes, force à accepter des changements qui, dans les faits, ne relèvent pas tant du hasard que de considérations politiques et urbanistiques. S’il y a dans Lethem un réflexion sur le 11 septembre, elle se trouverai peut-être ici dans une critique des discours de la peur et de la sécurité qui ont conduits une majorité d’Américains non seulement à accepter des restrictions dans leur liberté et leurs droits individuels mais à les souhaiter. La transformation d’une machine de « destruction massive » en tigre lui donne un visage « acceptable », représente un processus d’infantilisation des témoins : vous ne voyez pas ce que vous voyez, vous voyez ce que nous vous disons que vous voyez…

Si Chronic City ne mentionne pas le 11 septembre, ni même le World Trade Center, le roman se construit toutefois selon une géométrie à deux pôles : d’une part, la fascination pour et la peur du tigre, de l’autre, le brouillard qui a flotté sur la ville au-dessus d’un trou. Mentionné à plusieurs reprises, ce trou, situé uniquement de manière vague comme appartenant au « lower part of the island » (p. 173), est associé à un brouillard gris (« gray fog ») et à une menace vague mais constante. Le trou, jamais nommé, jamais déterminé autrement que par ce brouillard, représente une sorte de No Man’s Land, de terre dangereuse : « I realized I hadn’t been so far downtown since the gray fog’s onset » (p. 233). Autant la machine est, par son association à un tigre, personnalisée, dessinée, autant le brouillard apparaît comme un événement sans date, sans début, sans fin, mais aussi sans cause apparente. Les tours ne sont pas, dans Chronic City, détruites. Elles sont seulement, depuis le brouillard, invisibles : « Philippe Petit crossing that impossible distance of sky between the towers, now unseen for so many months behind the gray fog » (p. 430), comme si, advenant la levée du brouillard, elles ressurgiraient.

Comme avec Let the Great World Spin où la figure de Philippe Petit sert à marquer la distance entre les deux tours, entre le passé glorieux de leur construction et leur absence soudaine, les jours de brouillard, dans le roman de Lethem, rendent visible une rupture dans la vie de la ville, entre l’avant et l’après. Mais Lethem va au-delà d’une simple rupture temporelle. Comme il le fait en mettant en scène le tigre, Lethem utilise le brouillard pour critiquer l’après-11 septembre : « Something happened, Chase, there was some rupture in this city. Since then, time’s been fragmented. Might have to do with the gray fog, that or some other disaster. Whatever the cause, ever since we’ve been living in a place that’s a replica of itself, a fragile simulacrum, full of gasps and glitches. A theme park, really! Meant to halt time’s encroachment. Of course such a thing is destined always to fail, time has a way of getting its bills paid. » (p. 389) La critique de Lethem ne se porte pas sur l’avant-11 septembre. Certes, un changement a eu lieu, dit le personnage, Perkus Tooth, mais c’est depuis le 11 septembre que « nous » vivons dans un monde qui n’est qu’un simulacre, une réplique de lui-même. Un parc thématique, destiné à amusé, à endormir les gens, à les empêcher de voir ce qui se passe réellement, les changements en cours, impossibles à contrer. Si Lethem a, dans ce passage, une vision pessimiste, ce n’est pas tant parce qu’il craint le retour du terrorisme, mais parce qu’on ne peut ruser indéfiniment avec la réalité, elle finit toujours par nous rattraper et demander son dû. Perkus Tooth, sorte de voyant halluciné (drogué et plongé dans son propre brouillard, celui de la marijuana), devient ainsi une Cassandre, annonçant que la fin crainte n’est pas celle qu’on croit, que, voilée, camouflée supposément pour notre protection, elle n’en viendra pas moins et sera alors pire que cette première catastrophe, cette « rupture dans la ville ».

Aussi sûrement, donc, que Lynne Sharon Schwartz ou Don DeLillo, en attaquant de front les attentats, ont écrit des romans qui s’inscrivent dans la littérature du 11 septembre, avec Lethem, c’est à une autre vision de cette nouvelle littérature qu’on accède : l’événement n’a plus à être nommé, il est en toile de fond, et plane encore sur la ville, comme cette odeur de chocolat, sucrée, qui rappelle l’odeur des corps flottant sur la ville pendant des semaines après les attentats. En rusant avec les figures de l’événement, en les utilisant comme leviers tacites, Lethem construit donc une critique de la mythification du 11 septembre et de ses suites. Il y aurait ainsi une mémoire du 11 septembre dont les auteurs new-yorkais seront peut-être les meilleurs dépositaires.

mercredi 23 juin 2010

Fiction de la vérité, vérité de la fiction

Je vous invite à aller lire sur le site de Salon Double la réflexion qui a lancé le projet Words Written in Dust.

Voici un court extrait:
Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Voilà le point de départ. Le moment avant que tout bascule. Voilà d’où part ou devrait partir le récit. Peut-être un nom: Paul, John, Jane, Leah. La couleur de leur complet ou de leur tailleur. Le poids du porte-documents. La commande de café, dans le petit bistro à la sortie du métro. Les conversations anodines, autour du déjeuner, ou le silence. Les gestes du quotidien, crème à raser, déodorant, chemise, bas. Le visage fermé du changeur dans le métro, son histoire à lui. Mais écrire ces détails, ce serait déjà s’approprier quelque chose. La difficulté de raconter, pourtant, préfère ne pas nommer, ne pas préciser. Peut-être parce que, dès lors qu’il s’agit de raconter cela, ces événements, il est inévitable de rencontrer cette sensation: peu importe ce que j’écrirai, au fond. Peu importe comment je le dirai, avec quel mot, comment je décrirai ces vies, ces moments, ces instants. Mon lecteur saura, sans même que je le dise, que mes personnages, si cela en est vraiment, sont condamnés. Il saura que si je dis que le soleil brille, ce sera pour marquer le contraste avec ce qui s’en vient.

Pour lire l'article complet, cliquer ici.

samedi 29 mai 2010

The Twins

The city was quiet, at least as quiet as it could be on a weekday, with the cabs fighting the cars fighting the buses fighting the bikes and the pedestrians and the dogs and the kids on their way across town on 6th avenue. As I sat in the coffee shop, slowly calming myself, my hands wrapped around a bowl of latte, I savored this return to normalcy. The vacation was finally over, I had left the twins at school and somehow managed to tear myself away from them in record time.

It was their first day of first grade. At six years old, they were still full of fears, and as I had attempted to leave them to the care of Mrs. Paul, had clung to me as if I were the last lifejacket on the Titanic. This was not new: when faced with a new experience, they revealed themselves as clinging, crying babies who didn’t seem to trust me when I repeatedly told them I would be back in seven hours. Even though, from the moment of their birth, I had never been late! To people who told me, while I was pregnant, that twins were good because they relied on each other for comfort, I could oppose this ever-repeated image of me having to physically pry myself away from two 35-pound girls whenever I wanted to go to the bathroom.

I had tried everything, read all the books I could find. When they were 4, after I realized I could teach a class on fear of abandonment but could not reassure my own children, I even consulted a child psychiatrist who, after meeting them, simply told me that the twins would outgrow their insecurities when they had “sufficient experience” of me returning when I had said I would. I asked, What is sufficient? He shrugged. I didn’t like the shrug. I resented it. I thought a doctor would have something to offer, tips, exercises. I was willing to accept any blame coming my way to explain my children’s behavior. Maybe I ate too much fish while pregnant. Or didn’t drink enough water. Or didn’t sing enough songs while they were infants. He shrugged again, simply suggesting that my children may have suffered a small trauma while in the womb. Or they were experiencing vicarious trauma, for something I had not properly dealt with in my own life. I could think of no such thing. Nothing “significant” enough to explain why two 4-year olds needed to be hand-held for every single activity, even when their play dates couldn’t run fast enough from their own parents.

I left the doctor’s office none the wiser and attempted to weather the storms.

I had now lived through 6 years of this dictatorial regime, condemned to pee with a child on my lap, to sleep knowing that the smallest noise, even a snore, could unleash the two-head monster that had bunk beds in the other room, 6 years during which I scarcely had a moment to myself because no babysitter would come twice. After going through an alarming number of undergrad students to look after my girls, I realized quickly that the babysitters had even started speaking among themselves and none would dare answer to my calls for help. So after all this time, I had come to the realization that nothing I could do to make my children feel safe and secure would be enough. I would, always, come short. Always, or until they had, how did the good doctor put it, “had sufficient experience” of my faithfulness to my word. I still stayed with the babysitter until the girls were starting to wander around the room. I still worried about what I would find when I returned, or the report I would get from whomever was in charge. But I had, somewhat, come to terms with my failings, and understood that it would take time. And that the best I could do was, aside from being a good mother, to make sure that no adult left with my girls suffered too much. So this morning, the fact that it took me only 20 minutes to settle the girls well enough for me not to feel guilty for leaving them with their teacher made me feel like celebrating. It was getting better. All summer I had seen small improvements, brief moments when the girls forgot to be scared and enjoyed themselves.

I entered a coffee shop and sat down with the students and the artists working at the other tables. I could not do this often; it implied having free time, which had become scarce since Chuck had left us. That lack of time, or relief, was the only downside to our separation. Ever since we had found out that I was expecting twins, Chuck had been an asshole, as if that extra baby that Mr. Planning could not foresee had pushed him back into his adolescence. He left after their first birthday party, simply telling me it — meaning the kids, the noise, the lack of downtime, the burden of responsibilities —would only get worse.

As I sat drinking my coffee and eating a pastry, I smiled at the private joke: it was finally getting better, and I alone would get to enjoy it! Chuck had decided to see the girls only in family gatherings, where he could dump the care of our daughters on his mother, sisters, sister-in-laws; even his brothers where better at this than him. I had his guilty conscience to thank for the fact that he paid, however, his child-support like clockwork, and very generously, I might add, and did not want to formalize our separation by a divorce until either one of us needed it. It was, therefore, the best of both worlds: I didn’t have to move or find cheaper babysitters, and he was free of the care of our children. Free moments, like now, were nevertheless few and far between. Soon, I would have to go back to work. But, I still had an hour.

It didn’t happen suddenly. A murmur started in the coffee shop, and it took a while for it to become strong enough to reach me. A young man stood up, and said in a shaking voice that the World Trade Center had been hit by what was believed to be a plane. I asked him what kind of plane. Where on the tower. Which tower. He didn’t know. He knew nothing, in fact, aside from the small fact that an object hit a tower on a day where you could see for miles. In the back of my mind, I figured either it was a joke, or it was not an accident. A joke, in this oh-so-politically-correct time, seemed unlikely. An accident would have made much more sense had it involved one of those tourist planes over the many midtown buildings concentrated on a small block. Or way downtown, close to Wall Street, in those old streets. But… but no, there was no way that a pilot could forget or lose track of the towers. Not those big monsters. I left $10 on the table, took my bag and left.

I made my way onto the street. There was a hush on the corner of 12th street and 6th avenue, even with the screeching of the fire and rescue trucks going downtown. I stood on 6th , looking at the smoke pouring from the tower. I could not see much, I mean aside from the smoke, and the faces of the other onlookers as we stood there. Around me, there were a few cries, and yet most of us where mostly curious. A plane, there. Why not crash in the river, instead, if a crash was inevitable? I started walking down 6th, planning to get closer, to get a better view. Somewhere around 4th street, the vibrations of a sound above me made me, instinctively, crouch. It happened fast, too fast for me to even register it, as if the sound and the vibrations had lingered in me longer to allow me to associate them with the sudden explosion of reds and blacks and white feathery papers that filled the sky.

Now I knew. I knew it could not have been an accident. And I was not alone in the understanding: all around me, the chattering that had united dozens of bystanders stopped and was replaced by a cry, a gasp, and a few curse words. My mind was blank, still inhabited by the vibrations and sounds and papers, still filled with the sudden knowledge that something had shifted, some quiet balance that had kept the world at bay and protected us from the bombs of the others. It had not been peace. Nor had it been, after all, our might. It had, only, been a truce.

I started backing up, unwilling to look anywhere else, yet aware, deep in my mind, that getting away from the buildings could possibly be something along the lines of sanity. I kept bumping on people who merely mumbled instead of the rude words I would have normally received, had I attempted this delicate maneuver on any other day. People were sobbing now, frantically dialing on their cell phones, pointing at the towers. The voices were coming back, hitting higher notes, as the people related to newcomers what had happened. I could not see their faces, as I walked backwards, yet I envied the new guys: they didn’t know. They could still live in that time before the end of the truce, they could still delay the realization. We couldn’t. We, the people who saw, could not tear our collective gaze from the smoking guns ahead of us. I suspected that the images had been seared onto our retinas.

Suddenly, as I was expecting something else to happen, I thought of the girls. I had forgotten them, for a few minutes, and it appeared like an unforgiveable act. If my going to the bathroom scared them, what would this do to them? I turned away from the towers and started running, my bag hitting the crush of people still gathering on the street corners, my mind suddenly filled with one thought: getting to my kids before… I didn’t know before what. I couldn’t finish the thought. Something else, something even worse could happen, would happen, was happening, right now, and I had been stupid enough to attempt to get closer to the buildings, forgetting I had responsibilities, two lovely, so lovely girls.

I saw the streets run by me, 7th, 8th, 9th, 10th, and finally found myself in front of the school. I was not alone there. Parents where arriving from every direction, talking nervously to one another. Most had been on the subway when it happened, or making their way towards their desks. A few, like me, had seen it from a street corner. Others had just arrived at the school with their excited children, expecting a normal day, protected, by some magical enchantment, from the knowledge that united all the others. I didn’t know these people. My kids were only starting first grade, so I had not made many friends among the parents. Yet, as we stood waiting by the doors for our sons and daughters, knowledge created a bond, however fraught by the differences in understanding and witnessing of something that lacked, at least for now, a distinct meaning. We didn’t know, aside from the little that we knew and could fit in one sentence (two planes hit the towers of the World Trade Center), what it all meant. Was it over? What was happening, high in the towers?

I had left the girls at school less than an hour ago. During that hour, I had seen planes and papers doing things that made no sense. All I wanted was to hold my kids, and promise that I would never leave them to deal alone with all that. I expected them to be scared, troubled, even traumatized by the sounds of the explosions and the sudden change in their routine caused by my arrival at school around 9:30. I expected them to punish me, in a way, for that. I expected them to cling even closer to me now, and it made sense, after all. I suddenly welcomed it. I may have been 36, but if my mother were alive, I would hide on her lap, with her hand stroking my hair, the other one on the small of my back, her voice soothingly telling me that everything would be ok, that we were safe. I wished my mom was still there, because she would have taken us in, my daughters and me, and hugged us until the images of the plane being swallowed by the tower receded from my burnt eyes.

But I was the mother now. So I walked into the school, and stood in front of Mrs. Pauls’ first grade class, expecting to witness some unrest in the classroom. Surely, they had heard. Or at least felt the turmoil that was taking the city. Yet, all 25 kids were sitting in a circle, listening to Mrs. Pauls read a story. Julianne and Katherine were not even side-by-side. Katherine was giggling in the ear of some blond little girl, while Julianne, sitting between a redheaded boy and a sturdy girl, had a serious frown on her face. Mrs. Pauls stood up when she saw me in the doorway. She walked towards me, and though my girls saw me, they didn’t move an inch, simply looking at each other. She asked if I was sure I wanted to “disrupt” the children. As if my coming there to rescue my kids and bring them to safety was more disruptive than what was going on downtown! I was gearing myself for an argument when we heard some yelling. Mrs. Pauls, ever so stoic, walked slowly in the hallway, towards the sound. The principal was standing in front of a TV screen, his hands on his mouth. He turned to face us, and simply said “It’s gone”. What could be gone? “The tower, the other tower. It disappeared.”

As if what I had seen so far made sense, this new level of impossibility struck me to my knees. Where could it have gone? I looked at the images, attempting to decipher the dust and the cloud of debris. Surely, something would be left, at least half of the tower, the one half that wasn’t touched by fire. Mrs Pauls had put her hand on my shoulder. Quietly. If that tower can go, she murmured, then the other one will too. You can’t leave. The children can’t leave.

And so we waited. I sat in the girls’ classroom, watching them listening to Mrs. Pauls’ stories, Katherine and Julianne, giggling girls who now looked nothing like the crying babies I had left 2 hours before. They didn’t even come to sit with me; they stayed in their place, Katherine beside the blond girl, Julianne with the redheaded boy. Until the parents of the other children came, we stayed. And then, around 2 or 3 in the afternoon, when it became somewhat clear that the worst was over, we left. The twins asked for ice cream: it smelled too bad to eat outside, so we bought it and walked home. There, they ran to their room, unfazed by the sounds and smells, and left me alone in the living room. I offered to read them a story, to play with them. I asked if they needed to talk about their day. They shrugged.

They didn’t even realize it when I stepped outside, on the landing, to discuss the day with the neighbors.

lundi 24 mai 2010

Une question de structure

Depuis quelque temps, un peu avant que Ginny ne rencontre Leah dans l'escalier de la tour nord, je me demande si mes nouvelles ne sont pas autre chose que des nouvelles. S'il n'y a pas là quelque chose comme une trame narrative plus large. Je ne dirai pas un roman, il m'aurait fallu y penser avant. Mais... Mais je ne sais pas. Dans le cas de plusieurs des textes les plus récents, je sens que le texte arrête, qu'il a besoin d'une pause, qu'il a besoin que je passe à un autre personnage avant de revenir à lui. Je me rends compte que sans nécessairement tous se rencontrer, mes personnages s'imbriquent dans quelque chose de plus large.

Alors je me prends à rêver de pouvoir les dessiner dans les tours, les placer, physiquement, pour pouvoir les raconter, leur donner des points de repère, une chronologie. Comme si pour raconter le 11 septembre, il fallait redonner une prise au temps.

lundi 17 mai 2010

Les paires

Je relis le manuscrit, et me rends compte que presque tous les personnages viennent en paires, alors que, dans Autour d'eux, mes personnages étaient seuls. Ces personnages-ci le sont aussi, après tout, peut-on être autrement que seul devant la mort? Mais ce qui m'intrigue, c'est de me rendre compte que, pour écrire le 11 septembre, je suis passée par les relations des personnages avec ceux qui restent.

Ainsi, Ginny, seule dans l'escalier, croise Leah sans la rencontrer, et Leah, en retour, est transformée par la détermination de Ginny qui lui donne le courage qu'elle refuse. Phil existe dans le recueil parce que son frère le cherche, ne veut pas l'abandonner dans les décombres. Eileen, face à sa propre mort, ne voit d'autre possibilité que de contacter ceux qu'elle aime, et à défaut de rejoindre ses enfants et son mari, elle appelle son père. Ne croyez surtout pas que mes personnages voient leurs relations changées par le spectre de la mort. Ce n'est pas de cela dont il s'agit.

En fait, je ne sais pas ce dont il s'agit. Peut-être n'est-ce qu'une autre évolution de mon écriture. Peut-être est-ce seulement le sujet qui appelle cela. Peut-être aurait-il été trop lourd, trop décourageant, d'avoir une vingtaine de personnes seules, complètement seules au moment de mourir ou de souffrir.

Je sais ceci, par contre: je n'écris peut-être pas tant l'histoire du 11 septembre que l'histoire de personnages, l'histoire de Danny et de son frère, l'histoire de Melanie forcée d'expliquer à son garçon que son papa ne reviendra plus, l'histoire de Leah qui veut mourir et survit. Pas tant l'Histoire, que les personnages.

Piètre certitude.

mercredi 5 mai 2010

À quoi servent les théories du complot?

David Ray Griffin était à l'UQAM lundi soir. Grand prêtre du mouvement des "truthers", il est venu nous donner sa lecture des faits. Et le mot important est "lecture". J'étais troublée par la foule qui a fait la file pour entrer dans l'auditorium. Tous ces gens, pour ce genre de discours? Déception, donc. Je nous croyais moins crédules...

J'ai été intriguée à un moment par les théories du complot, je l'avoue. Le film Loose Change a semé le doute en moi par sa construction argumentative. Loose Change, Griffin et les autres (Meyssan, par exemple) ont l'avantage de proposer une version séduisante des attentats qui, en contredisant la version officielle dénonçant l'impuissance des services de sécurité, des secouristes, des immeubles même, vient dire que tout était prévu d'avance, et non seulement prévu, mais planifié par les figures du pouvoir interne. Autrement dit, au lieu d'avoir à accepter l'inimaginable, à savoir que personne n'a pu les protéger, même leur gouvernement, les truthers décident de croire à une version où l'ennemi est intérieur, donc identifiable. "Le fait de croire en des choses irréelles nous aide à supporter la vie réelle", dit Nancy Huston au sujet de la foi dans L'espèce fabulatrice.

Les théories du complot fonctionnent comme les dessins à numéro de notre enfance: elles organisent, relient des faits bizarre afin de révéler un dessin/dessein caché. Elles abolissent le hasard, la fatalité, le chaos, en disant : regardez, là, là, là, voyez comme tout peut faire sens si vous acceptez de voir la vérité. Autant Chossudovski venu présenter les conférenciers que Griffin ont martelé que "les faits étaient indéniables", que la science ne trompait pas. Les tours du World Trade Center ne se seraient pas effondrées sans l'intervention d'explosifs. Les témoins ont entendu des explosions. Ils disent cela, nous répétant que voyons, la science, la science mes amis, vous voyez bien que vous ne pouvez pas nier la vérité. Mais ils négligent de parler de faits tout aussi indéniables: préparer des immeubles pour une implosion prend des mois. Des mois au cours desquels des ouvriers auraient placé des explosifs contre les colonnes. Comment faire cela pendant que 45000 personnes visitent les tours à chaque jour? Et les explosifs auraient été déclenchés lors des premières explosions, lorsque les avions ont heurté les tours. Mais alors, les entend-on presque suggérer, les explosifs ont été installés après les avions. En 102 minutes, donc, et beaucoup moins pour la tour sud? Difficile, d'un point de vue scientifique, d'accepter cette possibilité. Ok, ok, pourraient-ils admettre. Mais les explosions? Vous voulez dire le feu rencontrant par exemple des réservoirs qui alimentaient des génératrices, des sources électriques? Ok, ok, mais alors, les "puff" de fumées, lorsque les tours se sont effondrées? Vous voulez dire la force même de l'effondrement, qui a compacté les tours de 110 étages en 7 étages de débris, donc compressé à la fois le contenu des tours et l'air?

Je ne nie pas le fait que les États-Unis ont profité des attentats pour faire accepter une augmentation des coûts de la défense, une diminution des droits par le Patriot Act, ni même qu'ils ont utilisés les attentats comme leitmotiv pour contrôler la population. Mais après le fait. Oui, cela a servi leurs intérêts. Mais comment auraient-ils pu planifier la chose? Une telle planification aurait supposé que plusieurs milliers de personnes, au gouvernement tout comme dans les services de sécurité et les services militaires, auraient été au courant des attentats. Dans une ville comme Washington où, comme le disait je ne sais plus quel intervenant, les secrets sont impossibles parce que chacun court immédiatement vers les médias pour être la personne qui révèle le scoop? Quand même!

Les théories du complot interviennent lorsque a) l'explication fragilise la perception d'un peuple, entraînant une insécurité; b) l'explication ne dit pas tout, comme dans le cas présent, soit par peur des conséquences, soit parce que l'information manque, soit parce qu'elle ne dira jamais assez devant l'ampleur d'un événement. Les théories du complot jouent le même rôle, en fait, que la religion et les mythes fondateurs: parce que l'humain ne comprenait pas comment la terre avait pu être créée, parce qu'il avait besoin d'apposer un sens et un récit à des faits qui le dépassaient, il s'est inventé une histoire. À chaque fois que l'humain a peur, souffre, il s'invente une signification qui transcende la peur et la douleur: karma, destin, fatalité. "Tout cela aide effectivement les gens à vivre, à supporter la douleur de la perte, à faire le deuil, à renouveler leurs énergies pour le lendemain", écrit encore Huston. Cela ne veut pas pour autant dire que Jésus est né de l'immaculée conception, ni que Moïse a séparé les eaux.

La religion, tout comme les théories du complot, est un récit. Ce récit, il nous appartient de l'interpréter, de le considérer comme récit et non comme vérité. Et il nous revient, aussi, de nous méfier, lorsque la propagande s'agite et, au lieu de nous proposer une explication, nous incite à crier devant des faits qu'elle présente comme "indéniables". La seule chose qui est indéniable, lorsqu'il est question du 11 septembre 2001, c'est que les tours du World Trade Center n'existent plus, et ont entraîné la mort de milliers de personnes. Tout le reste peut être réinterprété.

Je suis allée voir Griffin par curiosité, mais aussi parce qu'il me semblait que je le devais. J'ai expliqué, avant la conférence, ma "théorie", ma lecture des théories du complot comme récit fondateur, remplaçant dieu pour comprendre l'incompréhensible. J'ai lutté tout au long de la conférence pour ne pas hurler, déconstruire au fur et à mesure le discours de Griffin, en ajoutant d'autres données à ce qu'il disait. Je ne savais pas, viens à peine de le découvrir, que Griffin, professeur retraité de théologie, enseignait jusqu'en 2005 dans une université très religieuse, et dans un département dont la fonction première est de former de futures prêtres. Je ne le savais pas, mais l'ai tout de même reconnu dans son discours. Il parle bien, Griffin. Il a un vrai talent d'orateur, il est convainquant. Cela ne veut pas pour autant dire que sa vision du monde, séparée entre le vrai et le faux, les bons et les méchants, tient la route.


jeudi 29 avril 2010

L'américanité

* Je reprends ici le texte prononcé lors de la table ronde "L'écriture américaine" organisée par Andrée A. Michaud, 24 février 2009.

Je suis née le 11 septembre 2001, le dos soudé à un futon orange, les pieds posés au sol pour me retenir de fuir. Je me suis éveillée devant les images diffusées à l’écran d’avions s’encastrant dans des tours. Jusqu’à ce matin dont je ne peux plus me défaire, j’avais eu devant le monde et la politique l’attitude de l’enfant choyée qui croit que le monde se passe dehors, loin d’elle. Je n’étais pas si jeune, pourtant, ce qui veut dire que je n’avais pas d’excuse. Mais je ne m’étais jamais véritablement sentie concernée, touchée par ce que je voyais dans les journaux télévisés. L’effondrement des tours du World Trade Center avait beau se passer à des centaines de kilomètres de chez moi, je ne pouvais plus désormais hausser les épaules et dire que cela ne me touchait pas. Le continent américain venait de rétrécir, pendant que le café refroidissait dans la tasse que j’avais oubliée dans ma main.

Je n’ai jamais pensé mon écriture en terme d’américanité. Peut-être parce que je n’ai jamais, ou alors si peu, pensé la littérature sous les auspices d’un corpus national, mais en fonction des auteurs qui m’habitaient ou m’accompagnaient pendant un moment. Je sais toutefois que je me trouvais davantage d’affinités avec la littérature russe qu’avec les Français. Et que jusqu’à ce que je sois capable de lire les romans américains en anglais, je ne connaissais de cette littérature que certains auteurs, comme Paul Auster, dont les traductions par Christine LeBœuf me faisaient frémir tant je reconnaissais qu’elle ne savait rien de la réalité nord-américaine. Quant à savoir ce que cette réalité nord-américaine pouvait bien être, je n’étais pas convaincue de pouvoir proposer une réponse qui se tienne.

Je crois que ce qui a changé, le 11 septembre, n’a d’abord pas concerné mon rapport à l’écriture, mais mon rapport au monde. J’ai vu les mêmes images télévisées que les États-Uniens. J’ai écouté les mêmes reportages. J’ai eu, en somme, accès aux mêmes informations que les résidents des États-Unis ne se trouvant pas directement dans la ville de New York. Et ce que j’ai vu m’a ouvert les yeux, me faisant douter de choses prises pour acquis pendant si longtemps : la sécurité, le quotidien, les immeubles. En s’effondrant, les tours m’ont révélé à quel point le point de vue protégé de l’occidentale que je suis était précaire. Je ne pouvais plus, en somme, faire comme si ce qui se passait par exemple au Moyen-Orient ne pouvait m’affecter.

En modifiant le regard que je posais sur le monde, il est inévitable que les événements de septembre 2001 modifient également mon écriture. Je ne me suis pas mise à écrire tout de suite autour des événements, il me faudrait des années avant d’y arriver. Mais j’ai commencé à penser mon rapport à l’écriture et à la littérature en fonction non plus de la langue dans laquelle j’écrivais et lisais, le français, mais en fonction de l’appartenance à un continent, l’Amérique. Non pas que je développe dans mon écriture une réflexion poussée sur la question : je suis, tout simplement, consciente de vivre en Amérique, mon rapport au monde, au paysage, à l’espace, à la politique même est un rapport américain.

La question, le doute, l’inquiétude, est celle de devenir davantage États-Unienne que nord-américaine. Après tout, je passe maintenant tellement de temps à lire en anglais que je me retrouve à commencer des nouvelles en anglais, et à devoir faire l’effort conscient pour les recommencer en français. Je ne sais pas où cela peut me mener. Je sais seulement que si la France continuer d’exercer un certain attrait, je ne peux nier que mon regard, maintenant, se tourne vers l’Amérique. Peut-être ne suis-je que le résultat de ce bombardement culturel venu de nos voisins du sud : télévisions, nouvelles, littérature, cinéma. Ou peut-être tout cela n’est-il que le résultat bien simple d’une proximité entre deux nations nées presque en même temps, et s’étant construites sur une période relativement courte.

Je sais que me définir d’abord comme Américaine, au sens d’une appartenance continentale, apparaît pour certains comme un abandon de la réalité identitaire québécoise. Après tout, mon attachement grandissant pour la littérature, la culture et la langue anglaise n’est-il pas sur le point de provoquer mon assimilation, cela même contre lequel le Québec lutte? Pourtant il me semble que ce que l’américanité veut dire, pour moi du moins, ce serait le principe d’une rencontre : les cultures et microcultures québécoise, canadienne, étatsunienne, amérindienne et mexicaine se nourrissant l’une de l’autre et s’affranchissant d’un attachement « filial » avec l’Europe. Cet attachement filial n’est pas mauvais s’il nous permet de reconnaître certaines de nos racines. Mais il ne peut non plus nous empêcher de reconnaître que ce continent sur lequel nous nous sommes construits a sa propre histoire, une histoire que nous avons en partie créée, en partie héritée de ses premiers habitants, en partie adaptée et transformée de ce que nous avons amenés avec nous en partant d’Europe. Et j’ai beau, du moins en ce moment, être habitée par une culture et une littérature états-uniennes, il n’en demeure pas moins que je garde devant elles un certain recul, celui que me donne ma position de québécoise. Je distingue donc américanité et états-unité, puisqu’ils n’ont pas non plus le monopole de ce continent. En somme, il s’agit peut-être moins pour moi de définir mon rapport à l’américanité en termes exclusifs, de placer l’Amérique, le Québec, le Canada, les États-Unis, la France, etc., en opposition, et davantage de voir mon rapport au monde par les points de rencontre entre les différents mondes. Je suis, après tout, de la génération qui a vu le monde rétrécir avec le web. Il n’est donc peut-être pas étonnant que je ne ressente pas la nécessité de me définir en fonction d’une seule identité, d’une seule appartenance.

Je suis née le 11 septembre, ai-je dit au tout début. Ce n’est pas que cet événement a importé davantage que d’autres dans l’histoire de l’humanité. Mais c’est probablement que ce n’est que ce jour que j’ai compris que je faisais partie de cette humanité, et surtout que j’ai compris que cette plaque sur laquelle je me trouve, quelque part sur l’océan Atlantique, n’était ni aussi grande, ni aussi petite qu’elle pouvait paraître à première vue.

samedi 24 avril 2010

La vérité? (2)

Si la masse des faits pèse sur les événements du 11 septembre 2001, c'est aussi parce qu'ils paraissent incontournables. Je ne referai pas ici le parcours de ces chiffres. Je dirai seulement ceci: écrire le 11 septembre 2001, peut-être est-ce avant tout se ménager un espace à travers les faits qui, pour indiscutables qu'ils soient, voilent l'événement. Toujours à Métropolis Bleu, Marc Zaffran, alias Martin Winkler, a expliqué que tous les faits médicaux de ses différents romans étaient justes, vérifiables. Qu'il importait pour lui que la fiction ne soit pas, en somme, l'occasion de désinformer. Il accordait donc à la fiction un rôle, une "mission".

Un ami à moi, très bon d'ailleurs, a écrit une nouvelle sur le 11 septembre, parce qu'à force de lui en parler, j'ai fini par le contaminer. C'est une très bonne nouvelle, très solide, avec un personnage intéressant. Sauf que. Sauf qu'elle joue avec la vraisemblance, avec ce que devait être la situation en haut de la tour nord, dans le restaurant Windows on the World.

Quelle latitude avons-nous avec les faits? Certes, il faut les bouger, les transformer, les adapter, bref, les traverser par l'écriture. Mais devant un événement réel, historique, jusqu'où pouvons-nous aller? Mon ami dit: justement, nous pouvons tout faire. Et normalement, je serais d'accord. Normalement, c'est à dire, pour tout ce qui ne concerne pas le 11 septembre 2001. Ce projet, dans lequel je suis entrée il y a trois ans. Que la fiction ne puisse faire autrement que d'inventer ce qui s'est passé derrière les façades brillantes des tours, cela ne fait aucun doute. Mon problème est ailleurs: les faits, les données, les dates, les heures, je ne peux pas les contourner, les éviter, bref, je ne peux pas les nier. Ils sont là. Pour écrire mon 11 septembre, celui de mes personnages, c'est un espace à même ces faits que je dois me ménager. Et il me semble que c'est ainsi, en étant le plus juste possible, le plus "vraie" possible, que je parviendrai à écrire autour de cet événement. Je ne fais pas un roman historique, mais pour écrire, j'ai besoin de savoir que cette chose au titre et au visage changeant (parfois recueil de nouvelles, parfois tirant vers le roman) ne pourra pas être attaquée sur le plan des faits: tout le reste, oui. Mais sur les faits, sur la probabilité que mes personnages aient pu exister, même s'ils sont totalement inventés, non. Personne n'a survécu en haut du point d'impact dans la tour nord. Au restaurant Windows on the World, la chaleur, la fumée étaient étouffantes. Au 78e étage de la tour sud, la survie à l'impact du deuxième avion n'était pas impossible, mais rare.

Je n'ai de l'événement que des faits épars, des images vues à la télévision, des photographies, des histoires entendues. Pour le reconstruire, lui donner sens, je comble les espaces laissés béants entre ces faits. Je ne fais pas un ouvrage historique, je le rappelle. Mais si je ne considère pas que mon livre a une "mission", il me semble qu'il ne peut pas mentir. Qu'il ne peut pas détourner les faits. Tout le reste, oui, le reste étant l'image qu'on a voulu donner de l'événement, sa cristallisation en figures (le héros, la victime, le bon, le méchant). La liberté d'écrire le 11 septembre, elle vient d'une recherche de vraisemblance qui repose pour moi non pas sur un abandon de la véridicité, mais sur une négociation avec le réel: ce que je peux transformer, ce que je dois accepter.

La vérité? (1)

Je repense souvent à l'accident de mon frère. Les faits sont indiscutables: un homme, seul dans sa voiture un mercredi soir, dévie légèrement de sa route, à quelques kilomètres de chez lui, et se retrouve dans la voie d'un camion qu'il ne parvient pas à éviter. La force de l'impact ne pardonne pas. Le camion échoue dans un champ de maïs, la voiture de l'homme est détruite. Voilà les faits. J'ai eu beau tenter de comprendre l'incompréhensible, je n'ai pas pu savoir avec certitude ce qui s'était passé pour qu'un bon conducteur comme mon frère se retrouve là où il était. Toutes les explications sont demeurées dans les airs, même les plus difficiles à envisager, celles qu'on s'empresse de déconstruire parce qu'elles font trop peur. Je ne crois pas au suicide comme option, je le dirai tout de suite: mon frère était beaucoup trop précis, déterminé, pour risquer de se manquer, de survivre, ou pour blesser volontairement quelqu'un. Mais a-t-il eu un malaise? Les vents étaient parait-il forts, ce soir-là. Son jeep a-t-il été déporté par une bourrasque venue des champs? Et si la cause était un simple moment d'inattention, comme tout conducteur a à un moment ou à un autre, comme mon frère a peut-être eu très souvent pendant ses vingt ans de conduite automobile? Je ne sais pas.
Après son décès, accompagnant les pourquoi pour lesquels je n'avais pas de réponse, parce que celui qui aurait pu m'expliquer ce qui s'était passé ne pouvait plus répondre, j'ai aussi demandé comment. Médicalement. Presque froidement. Non, pas froidement, ce n'est pas vrai. Plutôt, méthodiquement: je voulais comprendre comment le corps de cet homme que j'aimais tant avait pu l'abandonner. Mon frère, lorsqu'il était petit, disait toujours "veux voir". Je repense à cela, ici maintenant, et me rends compte que si lui voulait voir, moi, je voulais comprendre. Alors lorsque je n'ai plus eu de mon frère que les souvenirs du soir de sa mort, du choc de le voir là, immobile, j'ai voulu comprendre la mécanique de son corps, de ses blessures, pour parvenir, difficilement, à admettre que mon grand frère n'avait eu aucune chance, et que s'il avait survécu, cela aurait été d'une manière qu'il aurait totalement refusée.
Que reste-t-il, après la mort d'un être aimé? Les faits s'apaisent, à un moment. Ils sont là, ils voilent encore, mais il vient un moment où pour comprendre, pour appréhender cette nouvelle réalité, il nous faut envisager les choses autrement, reconstruire un récit de l'événement qui intégrera ces faits, dans le meilleur des cas, mais qui comblera les espaces que les faits n'expliquent pas. Et au bout du compte, ici, maintenant, que mon frère ait eu un malaise, qu'il ait oublié de regarder devant lui, qu'il ait été emporté par un mouvement de colère ou la recherche d'un téléphone, ne change pas grand chose au fait qu'il n'est plus là. Le pourquoi, le comment, ne réparent rien.
Je n'écris pas la mort de mon frère, c'est vrai. Ou plutôt si, je l'ai écrite à tous les jours depuis le 25 octobre 2006, pour moi, pour la comprendre, pour non pas l'accepter mais vivre avec elle, pour apprendre à voir au-delà d'elle et retrouver mon frère, ma famille, la vie. (Je sais, c'est... mielleux? Laissez passer...)
James Frey, à Métropolis Bleu, a martelé aujourd'hui que les faits et la vérité font deux. Il n'a pas tort: les faits sont peut-être immuables, ils sont également fragmentés: le portrait qu'ils tracent d'un événement ne peut être que troué. Raconter, c'est combler ces trous, c'est adapter les faits pour accéder à une vérité (de l'expérience, du sujet, du texte en cours), pour que le réel de cette fiction, qu'il s'agisse de la mort de mon frère ou du 11 septembre, devienne LA réalité du personnage, du roman, de la nouvelle.

jeudi 22 avril 2010

Peter et Eva

Il voudrait, pour qu’ils la comprennent, pour que son portrait soit le plus vrai possible, il voudrait pouvoir dire qu’elle pleurait toujours après. C’était cela qui l’avait séduit, plus que ses yeux, plus que la passion qui agitait ses mains, plus que son corps de nageuse même si elle détestait l’odeur des piscines publiques. Après l’amour, elle pleurait, des larmes tranquilles, de chaque côté de ses joues, à l’extrémité extérieure de ses yeux. Il s’était inquiété, la première fois, puis il avait compris que c’était à ce moment-là, lorsque les larmes coulaient, qu’elle jouissait.


Il avait connu plusieurs femmes au cours de sa vie adulte, des femmes qui sentaient parfois le besoin d’appuyer leur orgasme de bruits, de sons et de paroles, et passé ses premières années où il avait besoin de preuves pour se croire adéquat, apte à donner du plaisir, il s’était mis à se méfier des bruyantes. Il était si facile, avait compris Peter, de feindre, qu’il avait commencé à chercher d’autres signes chez ses partenaires, des signes plus discrets. Le frémissement d’une main dans son dos. Un son dans le fond de la gorge. Des paupières s’ouvrant brusquement. Peter aimait suivre ainsi la montée de la jouissance des femmes qu’il rencontrait, mais certaines craignaient ce regard attentif à un moment où elles se seraient voulues tellement absorbées dans leur corps que les yeux de leur amant venaient déranger quelque chose.


Leur première nuit aurait pu être qualifiée d’erreur. Un flirt d’ascenseur Trop d’alcool. Un lit. Peter et Eva. Le désordre de vêtements lancés derrière eux, alors qu’ils titubaient vers la chambre. La cavalcade des mains, les têtes qui se heurtent parfois, le déplacement d’un bras, d’une jambe, pour faire place à cette autre chose, ce mouvement soudain unifié. Un cri, non, pas un cri, un son venu du fond de la gorge d’Eva, et un ahanement encore plus profond de Pierre. Des sons aussi indistincts que leurs mouvements. Aussi concentrés que les sensations.


Mais ce n’est qu’après que commencèrent les choses, après cette première nuit où Peter ne remarqua rien de particulier chez Eva, et où Eva fit ce qu’elle avait à faire, ressentit ce qu’elle ressentit, et rentra chez elle au petit matin avec le numéro de Peter sur son Palm Pilot.


Il se la raconte ainsi, la main courant sur le métal chaud de la rampe d’escalier. Voilà quelques étages maintenant que les pieds se débattent dans l’eau venue des gicleurs, aussi inutile qu’une petite tasse à thé pour écoper sur le Titanic. Il sait cela, pendant qu’il avance, il le sait sans avoir vu autre chose que des milliers de feuilles de papiers volant du haut de la tour, confettis pour un mardi de fête.


Eva pleurait. Une larme, de chaque côté de son visage. Il savait ainsi qu’elle jouissait. Il se répète cela, lui, Peter Thornbridge, 38 ans, comme si en l’évoquant, il la gardait en vie, il se maintenait en vie. Les marches, l’une après l’autre, le ressac de l’eau sur les paliers, la sueur dans son dos et sur sa main, la chaleur de la cage d’escalier. Avec la jouissance d’Eva, de petits, tous petits détails l’empêchent de bousculer cette descente de fourmis, sage et rangée, alors que son corps entier lui crie qu’il doit sortir, sortir maintenant, sans tarder. Le temps n’est pas à l’attente, et pourtant, voilà tout ce que Peter fait depuis maintenant 49 minutes.


Lorsqu’il s’arrête un moment pour laisser passer une autre compagnie de pompiers, Peter lit les consignes de sécurité d’un extincteur. Comme si, devant la perspective du feu mangeant son corps, l’homme moyen avec la concentration nécessaire pour intégrer les règles d’utilisation d’un extincteur. Pour mesurer la distance entre soi et le feu, viser correctement, appuyer sur la gâchette. Peter s’interroge sur le nombre d’extincteurs dans la tour, et se demande si quelqu’un, là-haut, s’emploie à attaquer le feu. Il recommence à descendre.


Étrange n’est-ce pas, dans une ville comme New York où, à l’heure de pointe, il ne faut pas hésiter à pousser pour entrer dans le métro, tout ça pour gagner quelques minutes, arriver plus tôt à destination, étrange que quelqu’un quelque part s’attende à ce que des milliers de personnes empruntent des cages d’escaliers d’une manière calme et posée. Apparemment, oui, s’il en croit le calme relatif avec lequel les pieds suivent le flot maintenant continu de l’eau qui déferle. Une marche à la fois. Poliment. Sagement. Un peu plus, et ils se tiendraient tous par la main, deux par deux, en chantant des chansons d’école.


samedi 17 avril 2010

L'impossible rencontre

Je répète sans cesse aux étudiants: soyez généreux avec vos personnages, ne les laissez pas tomber. Accompagnez-les, au lieu de les juger. Je sais, c'est peut-être un peu n'importe quoi, de belles paroles pour faire accepter à des écrivains en herbe qu'il faut bien traiter ses personnages, les écrire correctement, et non les garrocher sur la page en espérant que le lecteur pourra suivre. Mes étudiants résistent souvent: ben là, madame, c'est arrivé comme ça! Peut-être. Peut-être. Mais je n'étais pas là. Votre lecteur n'était pas là. Alors réinventez-les, au lieu de tenter de les transposer.

Depuis un an, je n'avance pas aussi allègrement dans le recueil. Bien sûr, il y a le temps qui manque, les articles à écrire, les cours à donner, le travail, les colloques, la vie. Mais ce n'est pas seulement cela. Je n'ai pas fini d'écrire Bob et Hélène parce que je ne sais pas encore ce qu'il leur arrivera. Parce qu'Hélène est au 78e étage de la tour sud, et que franchement, ce n'est pas du tout un bon endroit où se trouver, le matin du 11 septembre. Alors je ne peux pas l'écrire légèrement. On s'attache à ces petites bêtes-là, comme je le dis souvent. On s'attache à ceux qu'on invente. Alors il nous pousse comme une conscience, qui fait qu'on ne veut pas les faire souffrir inutilement.

Les bons personnages, ai-je quelques fois dit à mes étudiants, ils restent un moment. On les voit, on les entend. Ils existent. Certains ne nous quittent pas, comme James, du premier recueil, peut-être parce que je n'ai pas fini de l'écrire. Alors de temps à autre, on y revient, on les retrouve, comme de vieux membres de la famille.

Pourquoi je pense à cela ce soir, alors que je pourrais soit a) corriger les dits étudiants ou b) lire un bon roman? Parce que je suis étonnée par ce qui vient de se passer dans une nouvelle. Leah. Leah n'est pas une histoire facile. J'essaie de raconter quelque chose qui lui est arrivé, de raconter comment elle voulait mourir et comment elle semble survivre. Je ne sais pas ce qu'il lui arrivera encore. Elle est dans l'escalier, elle descend en voulant remonter, et je ne sais pas, si elle se rend à la sortie, ce qu'elle fera de sa survie. Mais ce qui est étrange, c'est qu'elle vient de rencontrer Ginny Cooper.

Il faut comprendre que même si les personnages de mon recueil sont liés par les événements du 11 septembre 2001, ils ne se connaissent pas entre eux. Ce n'est pas si fou: avec 45000 visiteurs à chaque jour, peut-on vraiment s'étonner qu'une vingtaine de personnes réparties dans deux immenses tours ne se soient pas rencontrées?

Ginny est tout le contraire, il me semble, de Leah. Là où Leah regarde en arrière parce qu'elle veut mourir et se demande pourquoi elle survit, Ginny, elle, regarde vers l'avant, résolument, pour ne pas voir la mort, la peur. But this is not a morality play. Je n'ai pas commencé l'écriture de l'une en réponse à l'autre, pour mettre quelque chose en lumière, pour porter un jugement sur Leah, ou sur Ginny. Et je n'écris pas avec un plan en tête, une idée précise de là où iront les personnages, ou le recueil même. Mon ami J-S-D, lui, aime les plans. Pas moi! J'avance à tâtons, et ce n'est qu'à la toute fin que je saurai que je suis rendue.

Alors vous comprenez pourquoi, quand Leah a entendu le pas martial, déterminé, de Ginny, j'ai sursauté. Que ces deux-là partagent la descente, ces deux-là et non les autres, Donald, Tilly, Bob, cela ouvre toute une série de possibilités auxquelles je n'avais même jamais pensé.

vendredi 16 avril 2010

Leah (3)

Elle rêve d’enlever ses chaussures, ses bas, son veston, sa foutue carte d’identité qui continue à presser sur ses côtes. Elle rêve surtout de recommencer son matin, de retourner là-haut. Elle resterait assise à son bureau pendant que s’effareraient ses collègues, calme, posée, leur répétant qu’elle les suivait, là, tout de suite, ne m’attendez pas. Bill la houspillerait un peu, mais l’odeur de la fumée, les bruits aux étages supérieurs, cela suffirait pour qu’il la laisse tranquille, après lui avoir fait promettre qu’elle les retrouverait en bas.

La femme devant elle descend avec une détermination martiale. Leah l’envie, pense poser une main sur son épaule et lui demander, tout naïvement, comme elle fait pour être si sûre d’elle quand le gypse tombe et les tours tremblent. Elle l’entend dire grosso modo et trouve cela étrange, ces mots dans la bouche d’une femme dans l’escalier d’une tour dans un New York que Leah devine peuplé de sirènes et de caméras de télévision.

En se levant, le matin après le mariage d’Eleonora, Leah se sentit calme. Pour la première fois depuis mai, l’insomnie ne l’avait pas torturée. Elle prit cela pour un signe, la confirmation que sa décision était la bonne. Elle savait qu’il lui faudrait quelques semaines pour faire de l’ordre dans ses choses, donner des objets, régler la paperasse, s’assurer que personne ne découvre de secrets compromettants. Pas qu’elle eut grand chose à cacher. Mais Leah avait toujours tenu à préserver son intimité. Lorsqu’elle riait encore, et Leah pense à cela pendant qu’elle se laisse guider par la cheftaine devant elle, Leah disait que grandir dans une maison aux chambres sans portes et peuplée de 5 garçons avaient fait d’elle la sauvage qu’elle était. Pas étonnant, racontait-elle, lorsqu’une fillette se fait prendre la main dans sa culotte la première fois où elle s’essaie vraiment à découvrir ce dont les copines parlent à la récréation.

mardi 13 avril 2010

Leah (2)

Le problème, pense Leah pendant qu’elle sent derrière elle la pression de centaines de marcheurs, le problème, c’est que je ne sais pas pourquoi il me faut me reconstruire. Un matin, en mai, elle s’est levée et tout était devenu compliqué. La veille, rien, aucun problème réel, un peu d’ennuis financiers, un peu d’ennui tout court. Et puis le matin suivant, ce fut comme si le ciel lui était tombé sur la tête, et elle n’a pas pu se sortir du lit avant deux jours. Incapable de bouger. Incapable de faire autre chose que de pleurer, pleurer des larmes qui venaient elle ne savait d’où, qui l’avalaient, l’étouffaient. Elle a cru qu’elle mourrait là, dans son lit, un samedi de mai, pendant que dehors le printemps ressemblait à l’été. Elle a laissé ses couvertures et les larmes prendre le dessus, cessé de retenir le cri rauque qui agitait son corps, et attendu la mort.

Mais la mort n’est pas venue. Et Leah a trouvé un élan, juste assez pour se rendre chez le médecin, entre les vélos et les taxis.

Elle va mieux, certes. Ne passe plus des heures, recroquevillée dans son lit à peupler sa chambre de sons et de pleurs qu’elle ne peut pas reconnaître. Ils venaient de si loin. Pendant quelques semaines, en juillet, Leah a espéré que cet apaisement annonçait la fin du vide. Elle a rêvé de se retrouver, de se regarder dans le miroir sans dédain, sans voir dans ses yeux le vide qui l’agitait encore. Mais depuis le mois d’août, depuis le 17 août en fait, Leah a compris que le cocktail de médicaments et le sourire apaisant de son psychologue n’ont fait que masquer ce grand trou qui la remplace.

Le 17 août, Leah a revêtu sa plus belle robe, celle qui lui a toujours donné l’envie de tourner sur elle-même pour sentir la douceur et le froissement du tissu. Au mariage de son amie Eleonora, sur un bateau parcourant l’Hudson River, Leah a souri, pendant que sa robe s’agitait au vent et que le photographe la regardait en lui disant de se tasser un peu sur la gauche. Elle a dansé, but un peu, bien mangé. Ses amis lui ont dit qu’elle avait enfin l’air d’aller mieux. Elle a opiné, attrapé un verre de champagne. Souri. Ce n’était pas un faux sourire. Mais elle ne souriait pas pour ce qu’ils croyaient tous.

Leah n’a jamais aimé laisser les choses en plan. Elle est rentrée très tard du mariage d’Eleonora, soûle de soleil et de l’air marin. L’esprit clair, par contre, pour la première fois depuis ce matin de mai.

dimanche 11 avril 2010

Leah et l'ironie

Leah se bat. Avec la veste empêtrée dans le sac coincé entre la carte d’identification et le portemonnaie qu’elle n’a pas eu le temps de ranger dans le bon compartiment. Elle se bat aussi avec des chaussures trop neuves et trop serrées, avec le désir de s’asseoir là, de ne plus bouger, de se mettre à pleurer, ou à rire, ou à crier. Mais surtout, Leah se bat avec elle-même. Ce n’est pas nouveau, cette lutte, Leah la connaît bien, il lui semble qu’elle l’habite depuis sa naissance. Non, ce n’est rien d’inédit. Sauf que si le combat est le même, les causes, cette fois, sont différentes. Et c’est avec cela que Leah se débat, pendant que ses souliers avalent ses pas, que le portemonnaie menace de se vider sur le sol, et qu’elle se demande sans cesse pourquoi elle continue à avancer. Les autres, elle les comprend. Ils veulent survivre. Mais elle?

Leah est arrivée au travail à 8h30 précises pour ce qu’elle savait sa dernière journée de travail. Pas seulement pour la compagnie. Ce mardi serait son dernier mardi, elle avait décidé d’en finir. Sa vie n’était pas si triste, ni si vide. Mais elle ne lui apportait plus rien. Leah, depuis mai, se sent vide. Neutre. Voilà le bon adjectif : neutre. Elle voudrait pouvoir pleurer, crier, hurler, elle rêverait de ressentir quelque chose, autre chose que ce grand silence en elle qui ne lui laisse aucun répit. Elle ne sourit même plus lorsque le soleil lui chauffe le visage ou que le rire d’un enfant surgit de nulle part. Tout l’été, elle a attendu, espéré que quelque chose se réveille en elle. Vu un psychologue. Pris des médicaments, pilules jaunes, bleues, blanches, qui l’étourdissaient et ne faisaient pas plus que mettre ce silence en elle en sourdine. Soyez patiente, lui ont dit tant le médecin que le psychologue. Il faut du temps pour se reconstruire.

Le problème, pense Leah pendant qu’elle sent derrière elle la pression de centaines de marcheurs, le problème, c’est que je ne sais pas pourquoi il me faut me reconstruire.

mercredi 31 mars 2010

Le sens des nombres

Le 11 septembre est un événement habité par des nombres: sur les 17400 personnes qui se trouvaient dans les tours au moment des attentats, environ 15000 personnes ont pu être évacuées. Dans la tour nord, 1402 personnes sont mortes, dont les 658 employés de la firme Cantor Fitzgerald présents ce matin-là. Dans la tour sud, 614 personnes sont mortes. 18 personnes se trouvant au-dessus du point d’impact dans la tour sud ont réussi à s’échapper. Aucune dans la tour nord. En tout, en comptant les victimes dans les avions et à Washington, 2819 personnes sont mortes. 77 % des victimes étaient des hommes, 23% des femmes. Entre 100 et 200 personnes seraient tombées ou auraient sauté des tours. 289 corps ont été retrouvés intacts à New York. Et les coroners ont eu à étudier 19858 restes humains. Dans le cas de 1717 familles, il n’y a eu aucun reste, aucune parcelle de corps à enterrer. Encore aujourd’hui, 9 ans après les attentats, le travail d’enquête sur l’identité des victimes continue. En plus des 2 tours de 110 étages qui se sont écroulées en 102 minutes, 5 autres immeubles se sont écroulés ou ont dû être démolis à cause de l'étendue des dommages. Les attentats du 11 septembre ont éliminé 124 millions de mètres carrés d'espaces à bureau.

Ces nombres forment à la fois le paysage et le voile du 11 septembre: ils renvoient à l'ampleur de l'événement, à la destruction humaine et immobilière. Ils rappellent ces images vues et revues d'un nuage de débris envahissant les rues. Le poids des nombres est tel que, parfois, ils sont brandis pour empêcher les questions, les doutes, les remises en cause. Pour obliger l'adhésion: devant ces milliers de victimes et les membres de leurs familles, que peut-on réellement dire?

Il y a aussi la symbolique des nombres: est-il vraiment nécessaire de redire encore une fois l'ironie planificatrice qui a fait que la date de l'événement ayant marqué un échec relatif des services de secours répète le numéro de téléphone de ces mêmes services aux États-Unis? Doit-on rappeler à quel point les nombres, lorsqu'il est question du 11 septembre, ont joué un rôle important dans la couleur donnée à l'événement? Que maintenant, certains nombres ne peuvent exister seuls, ont besoin d'un sous-titre lorsqu'ils parlent d'autre chose que ce matin-là de ce septembre-là? Maintenant, les nombres sont lourds, chargés de la mémoire des attentats, comme si les événements les avaient détournés aussi sûrement que les avions l'ont été.

Lorsqu'il est question des chiffres et des nombres du 11 septembre, rien ne semble donc véritablement gratuit. Ou peut-être serait-il plus juste de dire que les choix faits par les créateurs ne peuvent être gratuits, le poids des nombres étant tel qu'ils participent à part entière de l'identité de l'événement. La fiction pose la question de la vérité lorsqu'elle négocie avec un événement historique: comment raconter le réel en ayant suffisamment d'espace pour le réinventer? Qu'est-ce qui, des faits, doit être préservé et qu'est-ce qui peut être transformé? Tout, probablement. Ou peut-être pas.

Ian Monk, dans son poème Twin Towers, fonctionne sur le principe de l'énumération: deux colonnes, rappelant les deux tours, cohabitent sur la page. La colonne de gauche concerne surtout les choses, objets, se trouvant dans la tour. La colonne de droite, elle, se concentre sur les gens, énumérant les différents types de personnes habitant le World Trade Center (homme, femme, père/mère de famille, criminel, employé de soutien, etc.) Il est inévitable, en regardant la présentation physique du poème, de ne pas voir les tours. L'effet serait d'abord encore plus évident dans la version présente dans le livre Writing for the OuLiPo où la largeur des colonnes serait réduite graduellement, et où vers la fin, le sommet de l'une des tours se courberait. Avec la version trouvée en ligne, je n'ai pu m'empêcher de compter les lignes. Tant la version anglaise que française du poème compte 112 lignes. Ces deux lignes de "trop" me troublent. Que signifient-elles? Le nombre, trop près de la réalité (110 étages) ne peut être gratuit. Le poète a-t-il décidé d'ajouter des étages aux tours? Le nombre est-il accidentel? Est-il vraiment possible, en reproduisant la forme des deux tours, d'accidentellement ajouter des étages?

Je ne sais pas. Je suis intriguée par le poème, que je trouve par ailleurs intéressant. Mais les nombres du 11 septembre me hantent, je les connais trop pour ne pas croire à une intentionnalité derrière cette "erreur". Le poète a-t-il utilisé une information erronée? Cherche-t-il derrière ces deux étages à envoyer un message?

vendredi 26 mars 2010

La contamination

À réfléchir autant, à passer tant de temps à imaginer le matin du 11 septembre, peut-être est-il inévitable que chaque aéroport que je visite, chaque avion dans lequel je me retrouve, soit teinté par les événements de 2001. Ce matin, j’attends un vol pour Toronto. Alors que je cherche frénétiquement à terminer la conférence que je donnerai dans quelques heures, une femme arrive pour s’asseoir près de la fenêtre, comme moi. Elle a trois enfants : une petite fille dans une poussette, deux garçons de moins de 4 ans qui s’installent sur le rebord de la fenêtre. La femme est une pro des aéroports : en moins de deux, elle ouvre la valise des enfants, et étale au sol quelques jouets : deux livres, un ourson Elmo rouge, un Nintendo, une couverture, etc. Les enfants sont chez eux dans cet espace d’attente, près de la porte 47 de l’aéroport Dorval. Dans quelques minutes, nous entrerons tous dans l’avion, un Boeing 747 qui nous conduira à Toronto.

Je les regarde, cette famille tranquille, ces enfants bien élevés, et je les imagine dans l’avion, au-dessus du Canada. Se superpose une autre image : les mêmes enfants, la même mère, et moi, quelque part le long de l’Hudson River, nous préparant à mourir quelque part dans le World Trade Center.

Ce n’est pas que le vol me rende anxieuse. Au contraire, avec le temps, je deviens de plus en plus calme et confiante en avion. Je me suis surprise ce matin à faire ma valise en moins de deux, et j’ai passé les contrôles de sécurité avec une efficacité qui n’a rien à envier à celle de George Clooney dans Up in the Air. Ce n’est donc pas la peur que cela se produise à nouveau. C’est, plutôt, comme si je nous voyais, nous préparant pour un vol ordinaire, tout comme ceux qui sont partis de Boston, un matin de septembre.

Depuis quelque temps, il m’arrive de rêver au prochain livre, de concevoir dans mon sommeil son sujet. Je me réveille, et j’ai tout oublié. Ne reste que le livre en cours, ce recueil peuplé de personnages dont certains, comme moi ce matin, attendent leur vol, dans l’anonymat d’un hall d’aérogare. La contamination, elle est là : il ne peut être question de tour sans que ce soient celles du World Trade Center. Il ne peut pour l’instant être question d’avion sans que ce que j’y voie me permette de continuer à imaginer les passagers des quatre vols du 11 septembre. Peut-être est-ce parce que le projet m’occupe encore toute entière. Peut-être est-ce parce que ma réinvention du 11 septembre n’est pas encore terminée.

Comme pour les camions qui ne peuvent plus, après la mort de mon frère et mon propre accident, être innocents, peut-être est-ce aussi, finalement, que le 11 septembre est venu confirmer ce que je savais déjà : une fois à bord de l’avion, installés plus ou moins confortablement dans ces sièges, il nous faut consentir, nous abandonner, et savoir que peu importe ce qu’il arrivera, nous n’y pourrons rien.

vendredi 5 mars 2010

Le temps des stratégies

Je réfléchis beaucoup aux nouvelles ces jours-ci. On dira que c'est une autre façon de ne pas écrire. Peut-être. Sauf que je me pose des questions. Depuis le début, j'ai pris le parti de suivre mes personnages au cœur du 11 septembre, le plus près possible. Autrement dit, je ne leur donne pas une perspective d'ensemble sur l'événement. Ne m'intéressent ni la guerre, ni même la reconstruction, du moins pour les nouvelles. L'idée était de m'en tenir aux personnages, à ce qu'ils voyaient, vivaient, rencontraient, pour éviter quelques écueils que je repérais chez les autres: l'héroïsation des personnages, pour commencer, parce qu'il me semblait que ce serait désincarner chacune des victimes ou des survivants. Dans une conférence, la semaine dernière, j'ai repéré trois procédés: l'héroïsation, toujours, parce que soyons honnête, c'est la stratégie la plus fréquente tant chez les critiques que chez les auteurs; la tendance à appuyer très fort sur l'incommensurabilité de l'événement, comme s'il était impossible à raconter, à inventer; et la dernière stratégie, qui va avec les deux autres, et qui consiste à innocenter l'état, le pays, l'armée, les victimes. Je disais que cela allait avec la fixation des critiques et journalistes sur le ciel bleu: comme si lorsqu'il fait si beau, il était impossible que quelque chose se produise. "Out of the blue", totalement imprévisible. Trois stratégies, donc, qui travaillent l'événement, lui donnent une forme, une teinte. Et qui déterminent le regard que l'on porte, le jugement: les victimes deviennent des martyres, en gros.

J'ai choisi avec les nouvelles, donc, de me tenir au plus près de mes personnages, pour éviter d'en faire des héros. Je voulais à travers eux explorer l'événement dans son intensité, avant qu'il ne prenne véritablement forme, avant que sa forme, son sens, ait été déterminé, cristallisé par les discours. Cela me semblait, et me semble toujours, une bonne idée. Surtout à travers la forme nouvelle: mes textes, très brefs, suivent un, deux personnages, dans un moment très précis, comme des fragments de perception du moment qu'ils vivent.

C'est une question d'échelle, disait B.G. après ma conférence: le roman, la fiction, devant un événement d'une telle ampleur, ne peut faire autrement que de le reconstruire par des personnages, par leur point de vue. Autrement dit, pourrais-je ajouter, il s'agit de voir l'événement à portée humaine, et non d'en haut. Être au bas des tours, tout près, et non au-dessus, dans un hélicoptère qui ne pourrait que constater parce qu'il serait trop loin pour véritablement éprouver.

Quel est le problème alors?
Complexe. Je le répète, c'est peut-être une ruse, une manière de procrastiner alors que je sens la fin du projet (oui, j'achève, si je suis honnête, je ne peux que le constater: la chose avance, sûrement, prend forme. Il reste du boulot à faire, mais je ne crois pas pouvoir ajouter un autre personnage, une autre voix, à cette fresque). Je connais bien mes ruses pour ne pas écrire, pour torpiller l'écriture.

La question, par contre, est celle-ci: vais-je contre le temps? Le recueil devrait être publié à l'automne 2011. 10 ans après les attentats, mon point de vue, en se tenant au plus près du "trauma" (je me méfie de ce mot, il oriente déjà trop la lecture, il interprète) que vivent mes personnages, ne va-t-il pas à contre-courant? Ne devrais-je pas proposer autre chose que ce moment précis de leur histoire, ce moment de l'événement? Ne suis-je pas, moi-même, en train de forcer l'événement, le trauma, à se cristalliser, comme s'il n'y avait pas de vie, de futur après le 11 septembre?

J'aime beaucoup comment Siri Hustvedt traite l'événement dans Sorrows of an American: il est là, dans l'horizon du livre, mais n'est pas au centre, parce qu'autour, la vie a continué, et d'autres drames sont venus s'ajouter à celui-là. Les personnages, de temps à autre, tournent leur regard vers l'absence des tours, puis reprennent leur marche.

Ce n'est pas ce que je fais. Mes personnages sont, et demeurent, le 11 septembre 2001. Même ceux qui racontent l'après sont encore là. Ne pas proposer de vision d'ensemble est-il une manière de perpétuer, à jamais, le choc de l'événement? En voulant éviter l'héroïsation, suis-je allée me jeter dans la gueule du loup de l'incommensurabilité?

samedi 20 février 2010

Enseigner le 11 septembre

Le "Social Studies School Service" a créé le "September 11th Education Program": un cartable, contenant deux dvd et du matériel didactique reproductible. L'objectif? bien évidemment, offrir aux enseignants du secondaire (grades 6-12) le matériel vidéo, photographique et écrit leur permettant de présenter le 11 septembre à leurs étudiants. L'idée n'est pas en elle-même mauvaise: bien sûr, il faut enseigner le 11 septembre à des enfants qui, pour la plupart, n'étaient pas en âge de le comprendre lorsqu'il a eu lieu. Bien sûr, il faut organiser l'information, proposer un point de vue sur l'événement, et au mieux proposer différents points de vue sur les enjeux liés à l'événement.

Les dvd comprennent différents éléments: un vidéo commémoratif des grands événements de la journée, avec extraits d'entrevues de survivants, de familles des victimes, et de figures politiques (aurait-on vraiment pu faire l'économie de Guiliani?); et 70 entrevues mettant en scène les mêmes survivants, membres des familles, figures politiques, journalistes, etc., autour à la fois de la reconstitution d'une ligne du temps de la journée du 11 septembre et de différents thèmes reliés à l'événement, comme sa commémoration, la sécurité nationale, etc.

Il est évident que l'histoire enseignée aux enfants ne peut faire autrement qu'être biaisée. Ou enfin, il apparaît évident qu'elle ne peut faire l'économie du point de vue, celui du vainqueur dans le cas des conflits, ici celui de la victime. Dès le premier vidéo, le point de vue est clair: il sera question tout au long des extraits de l'événement à l'échelle des personnes, et non de l'état ou des raisons derrière les attentats. Bien sûr, dirai-je encore une fois, un acte d'une telle ampleur ne peut être justifié d'aucune façon, ce serait en minimiser l'impact. Certes. Mais de la même façon qu'il serait à mon sens erroné de parler ici de la montée du nazisme en Europe sans mentionner qu'au même moment, le Québec connaissait lui aussi sa propre radicalisation, histoire de montrer aux enfants que nous ne sommes pas à l'abri de l'extrémisme, ne serait-il pas possible de présenter l'événement dans son ensemble, en expliquant qui étaient les terroristes? Or, à aucun moment dans les multiples segments est-il question des revendications des groupes terroristes. Les individus ayant perpétrés les actes sont mentionnés, certes, mais en passant, et d'une manière qui, encore une fois, personnalise la discussion: ce n'est pas le groupe qui est désigné, ce serait lui donner une existence, une légitimité. Non, ce sont les "bad guys", les méchants.

S'il est possible de repérer, même sans avoir consulté les fiches écrites, certains des objets étudiés, par exemple les pour et contre des différents groupes s'opposant lorsqu'il est question du mémorial, l'absence complète d'un point de vue global sur l'événement, d'un point de vue dépassant dans les faits les 102 minutes de son déroulement, a de quoi étonner. Évacués de ce programme les événements précédant les attentats, sauf pour une ou deux mentions de l'attentat de 1993. Nul mot de ce qui a suivi les attentats non plus, en dehors de ce qui concerne directement les sites (déblayage, identification des restes, reconstruction, mémoriaux).

En fait, cela étonne, mais pas tant que ça. Au fond, même si dès les premiers instants, apparaissaient sur les écrans de télévision et les journaux imprimés les références à la guerre, la couverture du 11 septembre a été aveuglée d'entrée de jeu par la notion de victimes. Voire de martyres. Et le plus souvent de héros. Les "portraits of grief" du Times, en dirigeant l'attention, à chaque fois, sur une anecdote pour décrire la victime, avaient entrepris cette personnalisation de l'événement. Et cette personnalisation a pour effet de créer une surcharge émotionnelle comme Susan Sontag allant chercher tous les matins sa "dose" du 11 septembre en lisant les portraits et en versant quelques larmes. Que fait la surcharge? Elle a pour objectif de rendre visible, de donner un visage aux milliers de morts. C'est un objectif noble, auquel il est difficile de s'opposer, car la violence de la destruction du 11 septembre, cette violence qui a "pulvérisé" et annihilé ces corps et ces immeubles, a eu un effet justement dépersonnalisant. Mais la surcharge a un effet pervers: sous prétexte de rendre visible la victime, elle voile l'événement, de sorte qu'au lieu de voir à la fois la victime et l'acte, l'acte et son contexte, le contexte et ses causes, on ne voit plus que le visage d'un homme, d'une femme.

Ce que dit sans le dire le document pédagogique, c'est que rien ni personne n'aurait pu prévenir le 11 septembre, et le 11 septembre ne se compare à aucun événement dans l'histoire (disons des États-Unis, même si les discours vont au-delà des limites nationales). Derrière cette surcharge émotionnelle se cache ainsi un autre mécanisme du 11 septembre: marteler l'innocence de la victime permet la constitution du discours d'exception, de l'incommensurabilité de l'événement. Et c'est ne considérer de l'événement que sa part humaine, l'extraire de son contexte socio-historico-politique. Ce qui me semble plutôt dangereux.

Et cela, Jay Winuk, dans son commentaire au sujet de la création du 9/11 National Day of Service le dit très bien: fusionner la mémoire du 11 septembre avec l'héroïsme, c'est faire en sorte qu'on se souvienne du fait que les Américains sont bons. The good guys, par opposition bien sûr aux bad guys. Il s'agit-là, finalement, d'une manière de contrôler la mémoire de l'événement. Et le tout se fait dans la plus grande "innocence": "Harness the memories of 9/11 to help others in need, through charitable acts and public services", propose le documentaire, à sa toute fin. "Harness". Soyons positifs. Optimistes. Et espérons que le "harness", ici, fait davantage référence au principe de contrôle, de diffusion unifiée de l'événement, et non à l'exploitation pure et simple du souvenir. Mais lequel est le pire?

dimanche 17 janvier 2010

Le spectacle des corps

Quand, le 12 septembre 2001, Todd Maisel fait publier en première page la photographie d'une main coupée, l'éditeur du Daily News, Ed Kosner se retrouve au centre d'une controverse: on ne montre pas les corps, et encore moins les parties de corps, clament plusieurs. Les images des corps tombant ou sautant des tours heurtent déjà la sensibilité de lecteurs de journaux par ailleurs profondément troublés par les attentats. Déjà, parce que c'est déjà trop.

Les images du 11 septembre, qu'elles soient télévisuelles ou photographiques, ont été largement censurées par les décisions institutionnelles des éditeurs de contenu mais aussi, de biais, par un commentaire politique: devant l'ennemi, il ne faut pas montrer les corps. Les corps démembrés, morts, sont une marque de faiblesse, une faiblesse inavouable lorsque vient le temps de combattre un ennemi invisible et protéi-forme. Peut-être. Peut-être, aussi, n'y avait-il pas grand chose à montrer, comme l'a dit Mary Ann Golon du Time (citée par David Friend): "They thought, there had to be arms and legs and hands. But there weren’t. The FDNY photographer who worked with the forensics crews said the destruction was so complete there were times when you would not even see a whole telephone or a whole keypad. It had turned to dust." Très peu d'images des corps, qu'ils soient "intacts", entiers, ou démembrés ont donc circulé depuis les attentats du 11 septembre. On soupçonne pourtant que plusieurs photographies ont été prises, non seulement le jour même mais également dans les semaines et les mois qui ont suivi, pendant la recherche des restes humains à Ground Zero. Peut-être ces images pour l'instant conservées autant par des photographes que par des "civils" et des pompiers, policiers et secouristes, referont-elles surface lorsque suffisamment de temps aura passé.

Je discutais, il y a quelques jours, avec D.B. Toutes les deux profondément troublées par la désolation en Haïti suite au tremblement de terre du 12 janvier, nous nous sommes mises à parler des images provenant d'Haïti: les survivants en état de choc, les blessés attendant des soins qui, peut-être n'arriveront pas à temps. Et les autres, ceux qui gisent dans les rues, le corps parfois à peine camouflé par un drap. Le plus souvent, une main, un pied, déformés par des fractures, dépassent. Pourquoi ces corps, demandait D., sont-ils montrés de la sorte, presque cavalièrement, alors que les corps du 11 septembre ont été cachés? Le fait que le séisme (tout comme l'ouragan Katrina) soit un désastre naturel joue-t-il dans la représentation que l'on en donne? Après tout, suggérait-elle, dans le cas du 11 septembre, un acte de guerre venait d'être commis, montrer les victimes aurait été une admission de vulnérabilité devant l'ennemi.

Peut-être. Sauf que. Sauf que les images de victimes de conflits armés circulent allègrement le reste du temps. Et que ces mêmes États-Unis, si opposés à la diffusion d'images des victimes du 11 septembre, n'en montrent pas moins des images venant d'Irak ou d'Afghanistan, de Palestine ou d'ailleurs.

Qu'est-ce qui fait que certaines victimes doivent être cachées, alors que d'autres sont montrées? Les journaux, les reportages télévisés envahis par les corps qui jonchent les rues de Port-au-Prince, pourraient-ils se détourner de ces images qui ne peuvent faire autrement que de heurter la diaspora haïtienne à travers le monde qui cherche dans les images ses ressortissants pour savoir enfin qui a survécu? Montrer les images, dans le cas d'Haïti, de la Nouvelle-Orléans, est-il une manière de provoquer suffisamment la compassion pour s'assurer que la communauté internationale agira?

Et il y a l'autre raison, celle qui est difficile à aborder: le 11 septembre, les victimes, en tant que collectivité, provenaient d'une Amérique sinon aisée, du moins favorisée. Ce n'était pas le cas en Nouvelle-Orléans: les victimes des inondations qui ont suivi Katrina étaient, pour la plupart, pauvres. Et noires. Palestine, Irak, Afghanistan, et maintenant Haïti: les victimes sont, pour plusieurs, l'Autre. Et peut-être est-il plus facile de montrer l'Autre dans toute sa vulnérabilité, sa faiblesse. Peut-être le montrer n'engage-t-il à rien. Sauf à une compassion un peu fausse, un peu décalée, qui n'est peut-être qu'une autre manière de perpétuer une distance, un contrôle, un jugement sur des populations moins favorisées que d'autres, moins gâtées par la vie, moins protégées des périls, simplement par un hasard de la naissance.

À cette réflexion, encore embryonnaire, encore troublée par la force des images, l'impuissance à aider, je ne peux répondre que ceci: montrer ou non les corps répond d'une stratégie. Cette stratégie, qu'elle soit humanitaire ou politique, n'en demeure pas moins une manière de contrôler tant l'information que la réaction de celui ou celle qui regarde les images. Et même si son objectif, comme cela semble le cas en ce moment, est juste, encourager les dons et l'aide humanitaire, encourager une réponse mondiale, cela ne change pas le fait que la manière de le faire, elle, semble injuste.

Ou, plus justement, irrespectueuse.