dimanche 17 janvier 2010

Le spectacle des corps

Quand, le 12 septembre 2001, Todd Maisel fait publier en première page la photographie d'une main coupée, l'éditeur du Daily News, Ed Kosner se retrouve au centre d'une controverse: on ne montre pas les corps, et encore moins les parties de corps, clament plusieurs. Les images des corps tombant ou sautant des tours heurtent déjà la sensibilité de lecteurs de journaux par ailleurs profondément troublés par les attentats. Déjà, parce que c'est déjà trop.

Les images du 11 septembre, qu'elles soient télévisuelles ou photographiques, ont été largement censurées par les décisions institutionnelles des éditeurs de contenu mais aussi, de biais, par un commentaire politique: devant l'ennemi, il ne faut pas montrer les corps. Les corps démembrés, morts, sont une marque de faiblesse, une faiblesse inavouable lorsque vient le temps de combattre un ennemi invisible et protéi-forme. Peut-être. Peut-être, aussi, n'y avait-il pas grand chose à montrer, comme l'a dit Mary Ann Golon du Time (citée par David Friend): "They thought, there had to be arms and legs and hands. But there weren’t. The FDNY photographer who worked with the forensics crews said the destruction was so complete there were times when you would not even see a whole telephone or a whole keypad. It had turned to dust." Très peu d'images des corps, qu'ils soient "intacts", entiers, ou démembrés ont donc circulé depuis les attentats du 11 septembre. On soupçonne pourtant que plusieurs photographies ont été prises, non seulement le jour même mais également dans les semaines et les mois qui ont suivi, pendant la recherche des restes humains à Ground Zero. Peut-être ces images pour l'instant conservées autant par des photographes que par des "civils" et des pompiers, policiers et secouristes, referont-elles surface lorsque suffisamment de temps aura passé.

Je discutais, il y a quelques jours, avec D.B. Toutes les deux profondément troublées par la désolation en Haïti suite au tremblement de terre du 12 janvier, nous nous sommes mises à parler des images provenant d'Haïti: les survivants en état de choc, les blessés attendant des soins qui, peut-être n'arriveront pas à temps. Et les autres, ceux qui gisent dans les rues, le corps parfois à peine camouflé par un drap. Le plus souvent, une main, un pied, déformés par des fractures, dépassent. Pourquoi ces corps, demandait D., sont-ils montrés de la sorte, presque cavalièrement, alors que les corps du 11 septembre ont été cachés? Le fait que le séisme (tout comme l'ouragan Katrina) soit un désastre naturel joue-t-il dans la représentation que l'on en donne? Après tout, suggérait-elle, dans le cas du 11 septembre, un acte de guerre venait d'être commis, montrer les victimes aurait été une admission de vulnérabilité devant l'ennemi.

Peut-être. Sauf que. Sauf que les images de victimes de conflits armés circulent allègrement le reste du temps. Et que ces mêmes États-Unis, si opposés à la diffusion d'images des victimes du 11 septembre, n'en montrent pas moins des images venant d'Irak ou d'Afghanistan, de Palestine ou d'ailleurs.

Qu'est-ce qui fait que certaines victimes doivent être cachées, alors que d'autres sont montrées? Les journaux, les reportages télévisés envahis par les corps qui jonchent les rues de Port-au-Prince, pourraient-ils se détourner de ces images qui ne peuvent faire autrement que de heurter la diaspora haïtienne à travers le monde qui cherche dans les images ses ressortissants pour savoir enfin qui a survécu? Montrer les images, dans le cas d'Haïti, de la Nouvelle-Orléans, est-il une manière de provoquer suffisamment la compassion pour s'assurer que la communauté internationale agira?

Et il y a l'autre raison, celle qui est difficile à aborder: le 11 septembre, les victimes, en tant que collectivité, provenaient d'une Amérique sinon aisée, du moins favorisée. Ce n'était pas le cas en Nouvelle-Orléans: les victimes des inondations qui ont suivi Katrina étaient, pour la plupart, pauvres. Et noires. Palestine, Irak, Afghanistan, et maintenant Haïti: les victimes sont, pour plusieurs, l'Autre. Et peut-être est-il plus facile de montrer l'Autre dans toute sa vulnérabilité, sa faiblesse. Peut-être le montrer n'engage-t-il à rien. Sauf à une compassion un peu fausse, un peu décalée, qui n'est peut-être qu'une autre manière de perpétuer une distance, un contrôle, un jugement sur des populations moins favorisées que d'autres, moins gâtées par la vie, moins protégées des périls, simplement par un hasard de la naissance.

À cette réflexion, encore embryonnaire, encore troublée par la force des images, l'impuissance à aider, je ne peux répondre que ceci: montrer ou non les corps répond d'une stratégie. Cette stratégie, qu'elle soit humanitaire ou politique, n'en demeure pas moins une manière de contrôler tant l'information que la réaction de celui ou celle qui regarde les images. Et même si son objectif, comme cela semble le cas en ce moment, est juste, encourager les dons et l'aide humanitaire, encourager une réponse mondiale, cela ne change pas le fait que la manière de le faire, elle, semble injuste.

Ou, plus justement, irrespectueuse.