Je réfléchis beaucoup aux nouvelles ces jours-ci. On dira que c'est une autre façon de ne pas écrire. Peut-être. Sauf que je me pose des questions. Depuis le début, j'ai pris le parti de suivre mes personnages au cœur du 11 septembre, le plus près possible. Autrement dit, je ne leur donne pas une perspective d'ensemble sur l'événement. Ne m'intéressent ni la guerre, ni même la reconstruction, du moins pour les nouvelles. L'idée était de m'en tenir aux personnages, à ce qu'ils voyaient, vivaient, rencontraient, pour éviter quelques écueils que je repérais chez les autres: l'héroïsation des personnages, pour commencer, parce qu'il me semblait que ce serait désincarner chacune des victimes ou des survivants. Dans une conférence, la semaine dernière, j'ai repéré trois procédés: l'héroïsation, toujours, parce que soyons honnête, c'est la stratégie la plus fréquente tant chez les critiques que chez les auteurs; la tendance à appuyer très fort sur l'incommensurabilité de l'événement, comme s'il était impossible à raconter, à inventer; et la dernière stratégie, qui va avec les deux autres, et qui consiste à innocenter l'état, le pays, l'armée, les victimes. Je disais que cela allait avec la fixation des critiques et journalistes sur le ciel bleu: comme si lorsqu'il fait si beau, il était impossible que quelque chose se produise. "Out of the blue", totalement imprévisible. Trois stratégies, donc, qui travaillent l'événement, lui donnent une forme, une teinte. Et qui déterminent le regard que l'on porte, le jugement: les victimes deviennent des martyres, en gros.
J'ai choisi avec les nouvelles, donc, de me tenir au plus près de mes personnages, pour éviter d'en faire des héros. Je voulais à travers eux explorer l'événement dans son intensité, avant qu'il ne prenne véritablement forme, avant que sa forme, son sens, ait été déterminé, cristallisé par les discours. Cela me semblait, et me semble toujours, une bonne idée. Surtout à travers la forme nouvelle: mes textes, très brefs, suivent un, deux personnages, dans un moment très précis, comme des fragments de perception du moment qu'ils vivent.
C'est une question d'échelle, disait B.G. après ma conférence: le roman, la fiction, devant un événement d'une telle ampleur, ne peut faire autrement que de le reconstruire par des personnages, par leur point de vue. Autrement dit, pourrais-je ajouter, il s'agit de voir l'événement à portée humaine, et non d'en haut. Être au bas des tours, tout près, et non au-dessus, dans un hélicoptère qui ne pourrait que constater parce qu'il serait trop loin pour véritablement éprouver.
Quel est le problème alors?
Complexe. Je le répète, c'est peut-être une ruse, une manière de procrastiner alors que je sens la fin du projet (oui, j'achève, si je suis honnête, je ne peux que le constater: la chose avance, sûrement, prend forme. Il reste du boulot à faire, mais je ne crois pas pouvoir ajouter un autre personnage, une autre voix, à cette fresque). Je connais bien mes ruses pour ne pas écrire, pour torpiller l'écriture.
La question, par contre, est celle-ci: vais-je contre le temps? Le recueil devrait être publié à l'automne 2011. 10 ans après les attentats, mon point de vue, en se tenant au plus près du "trauma" (je me méfie de ce mot, il oriente déjà trop la lecture, il interprète) que vivent mes personnages, ne va-t-il pas à contre-courant? Ne devrais-je pas proposer autre chose que ce moment précis de leur histoire, ce moment de l'événement? Ne suis-je pas, moi-même, en train de forcer l'événement, le trauma, à se cristalliser, comme s'il n'y avait pas de vie, de futur après le 11 septembre?
J'aime beaucoup comment Siri Hustvedt traite l'événement dans Sorrows of an American: il est là, dans l'horizon du livre, mais n'est pas au centre, parce qu'autour, la vie a continué, et d'autres drames sont venus s'ajouter à celui-là. Les personnages, de temps à autre, tournent leur regard vers l'absence des tours, puis reprennent leur marche.
Ce n'est pas ce que je fais. Mes personnages sont, et demeurent, le 11 septembre 2001. Même ceux qui racontent l'après sont encore là. Ne pas proposer de vision d'ensemble est-il une manière de perpétuer, à jamais, le choc de l'événement? En voulant éviter l'héroïsation, suis-je allée me jeter dans la gueule du loup de l'incommensurabilité?