mardi 30 décembre 2008

Les yeux de son père

Hier, juste avant d'aller se coucher, elle avait passé un peu d'eau sur son visage. Elle refusait les produits, tout ce marché destiné à la convaincre qu'elle ne vieillissait pas. Le soir, le matin, un peu d'eau sur le visage. Un hydratant simple, acheté à la pharmacie. Un coup de crayon, un peu de rouge à lèvres, plus souvent qu'autrement un simple baume. Thea demeurait, sans concession, simple. Aussi passait-elle très peu de temps à se regarder dans le miroir. 

Mais hier soir, son regard s'était arrêté à ses yeux. De fines rides s'installaient sur les côtés, des rides de soleil et de rires. Ce qui arrêta ses gestes rituels du soir, toutefois, ce ne furent pas ces rides. Non, autre chose. Elle s'approcha du miroir. S'étonna, à voix haute. Hein? Regarda de plus près, tira un peu la peau sous ses yeux, pour voir de plus près, pour être sûre. Ah. Ses yeux. Ses yeux n'étaient pas bruns. Ils étaient verts, un vert très foncé, presque brun, mais vert tout de même. Toute sa vie, on lui avait dit qu'elle avait les yeux bruns. Les yeux de son père. Sur son permis de conduire, sur ses pièces d'identité, son passeport, il était inscrit qu'elle avait les yeux bruns. Mais non. Personne n'avait remis en cause ce fait qu'on lui avait appris si tôt dans la vie. Personne n'avait pris la peine de regarder de plus près. Et voilà qu'à 41 ans, un lundi soir, elle découvrait que non, elle n'avait pas les yeux bruns. 

Elle recula un peu. Décida de changer de pièce, parce que ce n'était peut-être qu'une question de reflet. Elle habitait un grand appartement, trop grand pour elle, 10 pièces, qu'elle partageait avec un chien et un chat. Elle parcourut toutes les pièces, l'une après l'autre, s'arrêta devant tous les miroirs, et au terme de ce tour, s'assit lourdement sur son lit. Verts. Ses yeux étaient, sans conteste, verts.

Si ses parents, ses amis, ses amants lui avaient menti pour une chose aussi simple que la couleur de ses yeux, que pouvait-elle croire désormais? 

Elle se glissa sous les couvertures, oublia de faire le tour de l'appartement pour fermer les lumières et donner un peu de nourriture au chien et au chat, et tenta de s'endormir. Elle tourna et retourna dans son lit, obsédée par cette découverte idiote, et par le sens totalement disproportionné qu'elle lui accordait. Elle ne pouvait s'empêcher de penser que toute sa vie avait été un mensonge.  Et qu'à 41 ans, elle comprenait enfin. Mais quoi? 

Elle finit par s'endormir très tard, le ciel avait déjà tourné au bleu plus clair, il devait être 4 ou 5 h du matin, et n'entendit par son réveil sonner.

À 9h50, elle s'éveilla. Ouvrit les rideaux. Et regarda son bureau flamber, de l'autre côté du parc.

dimanche 30 novembre 2008

His life as a puzzle

She thought she could see his body dangling from the tower. Even after it fell, rumpled, was turned to rubble and filled the streets and lungs and minds with its destruction, she imagined him there, on one of those spikes, on what was left of the structure of the tower. She would see debris, she would spot something looking soft, not metallic, and think "There, there he is". She just could not fathom him disappearing without leaving anything of himself behind.

She would, later, when the spikes and the structures of the towers had been cleared away, when the debris would be discarted to Fresh Kills (what a name, what a name, she thought, as if the place had been prepared to receive the rests of the towers, of him, of the people), receive word, a few time, that they had found him. Found pieces of him. A tooth. A finger. His left foot. 

She bought a lot at the cemetary, and would open the grave after each call. She wouldn't rest, she said, until she had all of him, all the pieces, as if he was a jigsaw puzzle, as if that act of waiting for the parts of him that had remained after the explosion and fall of the tower was the only way to love him.

And then they told her that it was all they could find. That what was left of the puzzle (his hand, the one with the wedding ring, his heart, his ear, the left one, because she had the right one) must have been turned to dust. Couldn't be found. Sorry, ma'am, said the medical examiner. Can't do more for you.

It was like losing him all over again.

mardi 25 novembre 2008

Le comment et le pourquoi

J'essaie de tracer le parcours de mon projet, d'en donner un état présent. J'essaie de comprendre comment je suis passée de la pétrification la plus totale devant les images du 11 septembre à cet espace étrange où non seulement il m'est possible de donner des visages à des personnages aux prises avec les événements, mais, en plus, il me semble ne pouvoir qu'écrire cela. Mais je n'ai pas de réponse. Je n'ai que mes histoires, mes personnages, l'impression que le projet a changé, bougé, et qu'il m'a changée. Comment expliquer cela? 

Alors je tourne autour. Je n'ai pas une réflexion théorique solide, je n'en suis pas là, mais j'ai Eileen, Pauleen, Peter, Maïa et les autres. Je retourne vers eux lorsque je ne sais plus le chemin parcouru. 

mercredi 22 octobre 2008

Un café (2)

-Tu sais quoi, l’ascenseur 14, il a quelque chose contre le 71. Il ne veut pas arrêter. C’est loufoque n’est-ce pas? Il fait tout comme il faut, les autres étages, aucun problème, il ronronne presque. Mais il ne veut rien savoir du 71 : il n’arrête pas si on le demande de l’extérieur, il n’arrête pas si quelqu’un appuie sur le bouton, il continue tout droit. Les gars de l’informatique ne voient pas de problème et du côté mécanique, j’ai rien trouvé.

 

Je me souviens avoir ri moi aussi.

-       Peut-être que le 14 a été blessé? Qu’est-ce que le 71 aurait pu dire?

Nous étions comme cela, parfois, des enfants qui rigolent parce qu’il est tard et qu’ils ont mangé trop de sucré.

- T’imagine, avait-il continué, il va peut-être falloir que je mette une pancarte pour mettre en garde les utilisateurs. Comment est-ce que je devrais formuler ça?

            - C’est simple : dû à une chicane interne, l’ascenseur 14 désire vous informer qu’il a banni l’étage 71 jusqu’à nouvel ordre, c’est à dire jusqu’à ce que cet étage descende de ses grands chevaux pour s’excuser.

 

            Je sais, c’était idiot. Mais mon frère et moi, c’était cela parfois. Des moments totalement irresponsables où nous oubliions de constater nos différences. Où je ne m’en faisais pas pour lui et ses désirs quasi maladifs de stabilité, et où il ne s’inquiétait pas devant mon refus des convenances et des règles de la productivité. Nous ne nous battions pas, nous ne nous engueulions pas. Mais nos inquiétudes l’un pour l’autre formaient l’arrière-plan de nos rapports, ce qui ne se disait que rarement et qui pourtant parasitait un peu nos conversations.

 

            J’avais une gorgée bien chaude de café dans la bouche. Juste la bonne température. La bonne texture. Un moment parfait. Un avion passa. Cela aussi c’était parfait, cette ligne argentée, ce vrombissement au-dessus de ma tête. Cela me parlait de voyage, de départs, et je trouvais que la journée avait la bonne couleur pour cela. 

 

            Et puis l’avion, apparemment, est entré dans la tour. Et le téléphone a sonné. Ma mère, inquiète. J’ai raccroché après avoir ouvert le téléviseur. Le téléphone a sonné à nouveau. C’était mon frère. Il était en haut, très haut dans la tour, juste parce qu’il avait voulu tester l’ascenseur 14, une autre fois, et rien n’avait changé. Il venait d’arrêter à l’étage 87. Sa voix n’était pas bonne. Ses paroles ne faisaient pas sens. Je lui ai dit de descendre.  La ligne a coupé.


Mon café a refroidi, seul dehors.

mardi 21 octobre 2008

un café

Le jour où mon frère est mort, j’étais assise avec un café, sur la terrasse arrière, et je regardais le soleil. Juste cela. Je regardais le soleil briller sur l’Hudson, et je buvais mon café. Mon amant était parti quelques minutes plus tôt, j’avais déjà mis les draps à laver, et je buvais lentement un café, en grignotant un morceau de pain. Je prévoyais me faire du pain doré, sans raison, parce que c’était mardi, et que cela me semblait une bonne idée. Une façon de faire une petite folie, alors que la semaine n’était pas suffisamment avancée pour justifier une telle entorse à la productivité.

Je n’avais rien fait de particulier le lundi. Oh j’avais couru du laboratoire photographique à l’encadreur, puis chez le nettoyeur, à la pharmacie, à l’épicerie. Mon frère m’avait attrapé au téléphone alors que je conduisais la voiture vers mon magasin préféré. Tu n’as rien de mieux à faire aujourd’hui? Rien de plus utile? Nan, j’ai été utile hier, aujourd’hui ça ne me tente pas. Il avait ri, de son rire plein mais étouffé. J’aimais le faire rire ainsi, j’aimais l’entendre toussoter à l’autre bout du fil, je devinais les larmes à ses yeux. Il riait comme ça, toujours, lorsque je lui disais ce genre de chose totalement incongrue.

Nous étions différents. Il faisait dans la réalité la plus pure, les systèmes mécaniques, les ascenseurs. Je faisais plutôt dans l’imaginaire, dans les photographies qui ne montrent pas grand chose, m’avait-il un jour reproché, parce que j’étais dans la macro : je regardais les gouttes goutter, les fleurs fleurir, les poussières tomber. Je lui disais que nous n’étions pas si différents, après tout, puisque nous nous attardions tous les deux au détail. Peut-être, sauf que mes détails décident si les ascenseurs se rendent à destination ou s’ils tombent de 100 étages. J’avais admis cela. Pas à contrecœur, loin de là. J’aimais l’imaginer dans sa tour, la tête sous un ascenseur, à observer les poulies et les cordes et les engrenages. Cela me rappelait notre enfance, quand il démontait ma poupée et que je lui parlais des grains de pollens oubliés. Nous étions déjà comme nous l’étions, bien campés dans nos différences. Complémentaires, disait ma mère. Opposés, disait mon père. Comme ça, disions-nous.

 

Cela me semble étrange maintenant. J’étais assise avec mon café, la lumière était fabuleuse, mon appareil photo était là mais je n’avais pas envie de chercher quoi que ce soit, de voir quoi que ce soit. Je préparais une exposition, j’avais rencontré quelqu’un un lundi soir, je pouvais rester à la maison pendant une heure ou deux sans que mon monde ne s’écroule, et pendant ce temps, mon frère discutait d’un ascenseur qui, pour une raison étrange, ne voulait pas s’arrêter à l’étage 71. Il m’avait appelé pour ça lundi. 


vendredi 17 octobre 2008

Obsession...

J'avoue, sans problème, avec un peu de crainte tout de même, être complètement obsédée par mon sujet. Depuis un an, je n'écris qu'autour de cela, le 11 septembre 2001. Ce n'est pas que je ne pense qu'à cela, mais plutôt que mes pensées m'y ramènent toujours. (peut-être est-ce une façon de tourner en rond...) Reste que depuis que j'ai écrit les premiers fragments, les choses ont commencé à se mettre en place. À s'éclairer. Au début, lorsque je ne faisais qu'y penser, je me souviens avoir dit à Victoria que le problème dans tout cela, c'était que les gens qu'on ne voyait pas dans les tours, les réparateurs d'ascenseurs, les femmes de ménage, etc., je n'arrivais pas non plus à les voir, à les imaginer. Comme si je ne pouvais imaginer le 11 septembre que par le biais des gens en complet ou en tailleur que j'avais aperçus dans les reportages des émissions d'information. Et que les autres n'étaient que des dommages collatéraux. Ils n'avaient pas de visage. Et tel était mon problème: donner un visage.

Le problème n'est plus le même. Et je ne sais pas si c'est vraiment un problème. Outre mon obsession pour le sujet, qui fait que durant une soirée, je peux facilement parler seulement du 11 septembre, alors que les autres sujets plus propices à la vie sociale m'échappent, outre cette obsession, donc, le problème, ou l'avancée du projet, ce serait que je n'ai plus besoin d'imaginer mes personnages par leur fonction. Ni de les placer bien correctement dans une des tours. Ils sont là. Je les aperçois. Je les devine. Je les entends. 

Et peut-être est-ce pour cela que je ne peux parler d'autre chose. 

Et qu'en même temps, plus je les approche, et moins l'événement en lui-même me retient. 

dimanche 12 octobre 2008

Peter

Pendant qu'il attrapait sa veste et qu'autour de lui, s'effaraient ses collègues de travail, il se mit à chantonner un vieux chant irlandais. Se demanda du même coup, comme si les deux avaient été liés, qu'était devenue son amie Ashleigh. Cheveux roux, peut-être teints, long visage, regard un peu creusé, mais un rire à faire défriser les plus sérieux. 

Peter se demanda pourquoi il se demandait cela. Son muffin disparaissait sous l'eau des gicleurs, et il pensait à une vieille amie, même pas une amoureuse. Il lui sembla qu'il perdait des moments précieux, qu'il aurait dû soit se sauver en courant, soit faire le point sur sa vie. 

Avant ce jour, avant ce moment qui ne ressemblait à rien de ce qu'il connaissait, Peter avait cru que lors des moments importants, seuls les éléments importants restaient dans la pensée. Oui, il lui avait semblé que ce n'était qu'alors, lorsque cela comptait, que toutes les connaissances futiles, les émotions malsaines, les désirs cachés, les informations totalement caduques, tout cela s'effaçait. Et qu'alors, il aurait eu, devant lui, à portée de main, un tableau complet, concis de sa situation. Et qu'il comprendrait. 

Mais en chantonnant Auld Lang Syne, Peter comprit qu'il ne comprenait toujours rien. Et surtout pas où les amis allaient, lorsqu'ils disparaissaient de son existence. 

Il se dirigea vers l'escalier.

jeudi 18 septembre 2008

Eileen

D'abord le bruit. Puis plus rien. Pratiquement encastrée sous son bureau par les débris, Eileen s'étonna du silence. Elle n'entendait ni alarme, ni gicleur, ni cris. Elle percevait plus qu'elle entendait sa propre respiration. Elle passa la main sur son chemisier, et découvrit qu'il était humide. Elle ne se demanda pas s'il s'agissait de sang ou d'eau. Ou si son café avait taché ce chemisier acheté la veille. Elle s'était sentie comme une gamine le premier jour d'école. Comme sa fille, Meredith, debout tôt le matin avec son chandail tout neuf, rouge vif, le sac déjà au dos, prête à partir dès 6h. Depuis la rentrée, Meredith était toujours prête trop tôt. Elle avait hâte, hâte de retrouver ses bâtons de colle, ses crayons de couleur et ses amis. Hâte de jouer dans la cour d'école, hâte de revenir le soir pour raconter ce qu'elle avait vu et appris. Eileen pensa à Meredith, alors qu'elle essayait d'entendre si, autour d'elle, quelqu'un bougeait. 

Elle ne se demanda pas si elle allait survivre. Elle était là, avec son chemisier blanc et sa carte d'identité qui remontait contre ses côtes. Le moment n'était pas propice aux questions existentielles.

vendredi 12 septembre 2008

Les lieux connus

Derrière la maison, dans les champs, la poussière s'est levée. Elle a formé une tornade, et puis une autre. De grands siphons gris. Je voyais les strates de poussière, les différentes couches de gris, bien dessinées, pendant qu'à l'intérieur, autour de la petite table ovale, nous nous sommes levés. 

Dehors, devant la maison, on voyait toujours les siphons, ils menaçaient de se rejoindre. Le paysage que nous avions connu depuis si longtemps ne se ressemblait plus.

Tu étais là, debout devant moi. Tes mains sur mes épaules. Puis tes bras autour de moi. J'ai eu le temps de m'abandonner un peu, de t'entendre dire "il me semble qu'il y a longtemps que je ne sais pas ce qui se passe avec toi". 

Puis je me suis réveillée. 

dimanche 7 septembre 2008

Rupture, effondrement et autres tremblements

Je réfléchis à la notion de rupture. En fait, à la manière dont les événements se positionnent les uns par rapport aux autres. Entre un avant et un après. Et comment cet événement finit par définir, par modifier tout le reste. Ce n'est pas clair. 
Un événement, donc. Supposons-le grand, important. La plupart du temps, ceux-là sont aussi catastrophiques, peut-être parce que les beaux, on ne les retient pas longtemps, leur caractère "life-altering" ne tient pas la route. Donc, grand, important, catastrophique. C'est une borne, il est reconnaissable facilement. Donc (soyons philosophe, accumulons les possibilités argumentatives), donc, l'événement tranche, marque une rupture entre le avant et le après, entre ce qu'il y a eu, le ici-maintenant, et ce qu'il y aura et qui ne peut faire autrement que d'être informé par l'événement. Que se passe-t-il? La voix change-t-elle? 

Dans Compter jusqu'à cent, Mélanie Gélinas place le 11 septembre comme une borne, la marque d'une rupture entre deux identités, deux narrations. Comme si l'événement, dans toute sa force de destruction, venait également détruire la paix fragile créée après un autre événement, aussi traumatique, mais jouant à un autre niveau, plus personnel. L'agression sexuelle subie il y a 10 ans par la narratrice donne naissance à une voix, celle d'Anaïs, alter ego de la narratrice, mais aussi voix plus forte. La voix de l'écriture aussi. C'est elle qui donne les ordres. Et soudain, avec l'effondrement des tours, cette paix fragile se rompt. Les frontières entre le ici-maintenant, le passé et New York se brouillent. Et la faille qui s'ouvre permettra peut-être une résolution, à tout le moins une modification de la donne: la narratrice reprendra du poil de la bête, récupérera sa propre voix. Donnera elle-même les ordres.

Fine. Je veux bien. L'attentat ébranle l'identité, la structure protectrice du moi créée à même une rupture identitaire, ou une identité double. Cela, je comprends. Mais la réconciliation? Sais pas. Reste à voir. 

Je n'ai pas de réponse aujourd'hui.  Quelques questions, pas ennuyantes mais dérangeantes. La nécessité de trouver non pas une réponse, mais une question structurante, qui me permettra d'avancer. De réfléchir. Ce n'est jamais que cela, le problème.

mardi 2 septembre 2008

Elle pleurait toujours après

Je sais d'où viennent les nouvelles, la plupart du temps. d'une phrase. d'un moment plus fort que les autres, ou alors seulement d'une chose entrevue, comme un escalier, un enfant, le son d'un chien couinant pour être libéré. Comme si ces morceaux étranges, des morceaux de perceptions, des fractions d'instants (Merleau-Ponty me guette encore, je m'en excuse) finissaient par ne pouvoir prendre sens que de cette façon, comme première phase d'une nouvelle ou comme trait d'un personnage ou d'un situation. Après, ils vont bien là où ils veulent, ils cessent d'être seulement cela, des morceaux de perception. Mais lorsqu'ils surgissent, de temps à autres, je ne sais pas ce que je pourrais faire d'autre que de leur donner un visage, celui d'un personnage. Il ne sera pas moi, bien sûr (mais devoir le préciser, n'est-ce pas légèrement hypocrite?) Ou pas juste moi. Ou moi seulement dans cet instant, pour cet instant.

On m'a demandé pourquoi je n'écrivais pas plus long, c'était l'expression, un cocktail à la main pendant que les enfants couraient entre les balles de golf et qu'on attendait le repas. Tu devrais écrire plus long. Why not? Sauf que le problème, c'est qu'une fois la situation de départ, ou la première phrase, ou le premier visage trouvé, il faut encore savoir où aller. Et que je n'aurais peut-être ni la patience, ni l'habileté de partir de cette fraction de première phrase et de la tenir pendant deux cents pages.
Peut-être.

lundi 1 septembre 2008

L'éternel recommencement

J'ai pris quatre ans à écrire ma thèse. Un nombre incalculable de versions, de ratures, de reprises, de recommencement, de goût de tout laisser tomber et aller voir ailleurs si j'y suis. 

J'ai fini, déposé, remisé la chose. Depuis deux ans.

Alors pourquoi est-ce que maintenant, alors qu'on me demande de la retravailler, est-ce que je me retrouve exactement comme il y a 6 ans, à me poser des questions à chaque phrase, chaque paragraphe, comme si les dernières années n'avaient rien apaisé? 

Je n'ai pas de réponse. Je sais seulement que je ne referai pas la chose si je dois me débattre à nouveau de la sorte, si je n'ai pas un peu l'impression d'avoir appris.

la force du contournement (avril)

Je devrais travailler. Le temps presse, je n'arrive à rien. Sauf à ranger, à trier les choses, à régler des formalités. Et à vouloir écrire. Écrire Ginny, bien sûr, mais les autres aussi, ceux qui s'en viennent.
Si je n'avais pas à travailler, il est fort probable que je n'arriverais pas à écrire. Ou que je penserais à travailler.

Et je m'interroge: pourquoi toujours autant de résistance, de procrastination. Pourquoi tout ce temps à tourner autour, à tergiverser, même si je sais que lorsque j'y suis, il n'y a rien de mieux, vraiment rien, que cette sensation de toucher à quelque chose, que ce soit dans l'écriture ou dans le travail, d'ailleurs.

Et je m'interroge aussi sur autre chose. Ma volonté de régler les problèmes, de trouver des solutions, de comprendre pourquoi Ginny Cooper, ma tentation de la contourner, d'écrire autour d'elle, comme si son refus en faisait un mur immuable. Et après? Et si Ginny, comme le reste, comme les méchants diagnostics, n'avait pas de solution? Et si la "solution" était seulement cela: laisser aller, la laisser aller, ne pas tenter ni même espérer la ranger quelque part ou lui trouver une résolution. Et si le simple fait qu'elle, et les méchants diagnostics, existaient voulait dire que ma quête de la solution ne veut rien dire, ne me mène nulle part, sinon à toujours tourner autour. Et si la procrastination n'était qu'une manière de ne pas approcher, ne pas finir, ne pas admettre qu'il n'y a pas de résolution? 

Ginny Cooper (février 2008)

J'essaie, me débats, tente contre toute attente d'écrire Ginny Cooper. Je sais d'elle qu'elle marche les deux mains dans ses poches.
qu'elle n'a pas eu peur.

Mais elle résiste, comme si elle ne voulait surtout pas que je la réduise à une histoire comme les autres, avec un début, un milieu, une fin. Une résolution.

Alors elle est sortie les deux mains dans les poches. C'était une décision. Comme celle de rentrer chez elle et de reprendre le boulot le lendemain matin. Comme celle de ne pas en parler, parce qu'elle n'avait rien vu, un peu de fumée peut-être. Son bureau n'existait plus, mais elle, immuable, avait déposé ses clés sur la table de l'entrée et s'était nettoyé le visage.

Le problème avec Ginny, ce n'est pas ce qu'elle a fait ou n'a pas fait cette journée-là. Le problème, c'est ce qu'elle révèle sur le projet, une faille, quelque chose que je n'avais pas prévu, ou pas tout de suite, si vite, un peu avant le milieu. L'impression d'être loin. Ou de me répéter. De ne pouvoir évoquer que des voix.

Il faut bien commencer quelque part

De Ginny Cooper à Melanie, de James à Nadia, je me promène parmi mes personnages, les trouvant dans des détours qui, chaque fois, me laissent surprise. Je ne les connais que si peu, au fond, à peine leur nom, parfois un trait, et soudain ils deviennent si forts, plus réels que les simples mots, plus réels que moi.

Je les approche, et les histoires viennent ensuite. Ils ne servent pas les histoires. Ils n'ont pas de buts, d'agenda, de convictions, de messages à passer. Ce sont des visages, et je ne veux que les amener là, là où ils voudront bien aller, les raconter, leur donner une voix, pour ensuite les laisser aller. Ils continuent leur histoire, parfois reviennent, mais plus souvent qu'autrement, ils deviennent comme ces amis qu'on a perdus de vue mais auxquels on pensera toujours avec affection.