mardi 24 novembre 2009

L'ironie n'est pas morte

Parce que j'avançais dans les nouvelles et voulais vérifier quelques petites choses (la trajectoire de la fuite, les noms de rues, le quartier), je suis retournée passer quelques jours à New York. Bien sûr, toutes les raisons sont bonnes pour me réfugier dans cette ville où je me sens, depuis le premier jour, chez moi. Mais il est tout aussi vrai que les nouvelles vont bien: les morceaux se mettent en place, et s'il reste du boulot à faire, des personnages à développer, des nouvelles à compléter, le projet est de plus en plus visible.

Un autre projet prend forme, ou plutôt, sort de terre. Voilà maintenant que l'on peut voir l'empreinte des tours disparues, alors qu'avance la construction du mémorial et ce, même s'il est plus difficile de repérer le musée dans les multiples formes géométriques présentes sur le site. Le mémorial prendra la forme de deux bassins carrés, correspondant à l'empreinte des tours, encerclés par des arbres et des bancs. Une partie du musée se trouvera sous terre, tandis que l'autre, au-dessus du sol, viendra compléter l'aménagement du site. La tour 1, Freedom Tower pour les intimes, sort tranquillement de terre. Je la soupçonne d'en être quelque part autour du 4e ou du 5e étage. Les officiels tentent de la rebaptiser d'une manière un peu moins... symbolique, afin d'éviter le "malaise" chez ses futurs locataires. Plusieurs New-Yorkais résistent à ce changement de nom, et après tout, pourquoi: il s'agit bel et bien d'une tour à l'origine baptisée Freedom Tower, appelée de la sorte pendant des années, et dont la hauteur, extrêmement symbolique, sera de 1776 pieds (l'année de l'Indépendance). Le revirement a de quoi étonner.
Le travail, tout autour du site, avance aussi. Les ouvriers sont encore à déconstruire l'immeuble de la Banker's Trust, lentement, étage après étage. En fait, on pourrait presque penser que les deux, la construction de Tower 1 et la déconstruction du Banker's Trust, seront achevés en même temps, tant ils prennent du temps à se faire. Depuis mon dernier séjour, en juillet, il m'a semblé que cette fameuse Banque n'avait perdu que quelques étages, alors que les progrès de la tour, eux, étaient autrement plus visibles. Mais après tout, il a fallu tant de temps avant de commencer à déconstruire cet immeuble (2 ans seulement pour commencer la décontamination, si je ne me trompe pas) que la lenteur ne peut peut-être pas faire autrement que de continuer à la déterminer.

Mes deux premiers voyages à New York, je m'étais interrogée sur le temps qui passe: entre la ville en elle-même et son Ground Zero, grand espace toujours vide, il me semblait y avoir un écart. Et puis, cette fois-ci, j'ai aperçu quelque chose qui me dit que, peut-être, le temps a effectivement changé quelque chose. Et ce n'est pas à cause de l'avancement des travaux. Non, ce que j'ai vu à New York cette fois-ci passe pratiquement inaperçu, mais c'est précisément cela, ce caractère anodin, qui montre l'évolution. Rappelez-vous: des films ont été modifiés, voire carrément largués, parce que leur thème était trop près des événements. Les génériques des émissions de télévision ont été "nettoyés", les tours retirées des images (Friends, Sex and the City). Certains mots, certains thèmes ont été longtemps bannis, le politiquement correct jouant du coude avec le respect pour les familles des victimes et pour les survivants. Il y a encore à New York et aux États-Unis certaines zones d'ombres lorsqu'il est question des attentats, et la délicatesse ou la prudence semblent encore plus de mises à New York où certaines de mes questions, malgré leur prudence, ont été reçues avec un malaise évident.

Pourtant, alors que j'observais depuis le Winter Garden le travail des grues sur le site du World Trade Center, mon regard a été attiré par une banderole, en apparence complètement banale.


"'Fall' into Fashion", dit le slogan du grand magasin d'aubaines Century 21. Le jeu de mot avec la saison est tout aussi évident qu'il était facile. Le message est limpide, après tout. Sauf que. Sauf que comment ne pas penser aux "falling men", ces hommes et ces femmes qui sont tombés des tours le matin du 11 septembre? Après tout, la proximité du magasin avec le site ne peut être ignorée, puisque pour voir cette banderole, il faut être de l'autre côté de Ground Zero. Autrement dit, on ne peut voir la banderole sans voir du même coup l'espace laissé vide par la disparition du complexe du World Trade Center.

Que dit cette proximité? Elle dit, simplement, que le temps a passé. Que si, pendant longtemps, il a été impossible pour plusieurs Américains d'envisager le sort de ces êtres humains tombant des tours (sautaient-ils volontairement? ont-ils été poussés? était-ce un choix ou une nécessité qui les faisait se jeter dans le vide?), la sensibilité sémantique s'effrite, s'érode. Les mots reprennent un peu de leur sens, cessent de désigner l'espace béant.

Plus que la mise en forme graduelle du site, la progression de la construction de la Tour 1, c'est cela, cette banderole commerciale toute simple, qui me dit que, 8 ans plus tard, New York apprivoise l'événement.

mercredi 23 septembre 2009

Le rapport au réel dans la création contemporaine

En attendant de trouver les réponses à mes questions et de refaire le chemin jusqu'à mes personnages, je lance ce colloque:


LE RAPPORT AU RÉEL DANS LA CRÉATION CONTEMPORAINE

L’adversaire de Emmanuel Carrère a exploré en 2002 la figure du meurtrier ordinaire par le personnage de Jean-Claude Roman. Amélie Nothomb se met en scène depuis plusieurs années dans ses différents romans (qu’on pense à Stupeurs et tremblements, par exemple) et accentue cette mise en scène en plaçant systématiquement une photographie d'elle-même en page couverture. L’œuvre de Sophie Calle est, quant à elle, traversée par un brouillage constant des frontières entre le réel et la fiction, l’intime et le public. Nelly Arcand, Marie-Sissi Labrèche et Mélanie Gélinas ont chacune, à travers des personnages délibérément inspirés de leurs propres expériences, joué sur les frontières de l’autofiction. Si ce phénomène n’est pas nouveau, ce qui intrigue, toutefois, c’est la véhémence avec laquelle le rapport au réel dans les différentes œuvres est questionné. Depuis quelques années, la distinction entre les œuvres de fiction et les œuvres de non-fiction(pour reprendre le terme anglais) se révèle fragile. Une série de scandales impliquant de supposées autobiographies a ainsi secoué le monde littéraire (et médiatique) américain. A Million Little Pieces (James Frey, 2003), Love and Consequences (Margaret Seltzer, 2008), The Angel at the Fence (jamais publié) : chacune de ces autobiographies a été réfutée lorsqu’il fut découvert que les faits y avaient été soit « enjolivés », soit carrément inventés, et leurs auteurs ont été désavoués, pour ne pas dire conspués sur la place publique par des intervenants (pensons à Oprah Winfrey) insultés d’avoir cru en eux. Mais la question se pose : pourquoi, dans un premier temps, revendiquer pour une œuvre de fiction l’authentification de la réalité qui accompagne le terme « autobiographie »? Et pourquoi, dans un second temps, l’aveu d’une fictionnalisation d’événements choque-t-il tant?

Du dévoilement à l’expression, de l’exploitation à la reconstruction, l’écriture contemporaine semble ainsi se jouer des démarcations entre la fiction et la réalité, comme si elle était habitée par une nécessité de redéfinir son rapport au réel et, par le fait même, à la fiction. Est-ce à cause de l’envahissement médiatique qui rend de plus en plus difficile (pour ne pas dire impossible) de faire abstraction du spectacle du réel tel que présenté par les bulletins d’informations tant sur le web que sur les télévisions du monde? Le rapport à la création se retrouve-t-il parasité par les événements lorsque le réel, comme lors des attentats du 11 septembre, semble surpasser la fiction, et que la fiction cherche, de son côté, à prendre en charge le réel? Ou alors éprouvons-nous simplement le besoin, après les explorations formelles du vingtième siècle, de réinscrire le travail de création dans notre monde?

Ce colloque, souhaitant réunir autant des écrivains que des chercheurs en littérature, aura pour objectif de questionner l’inscription du réel dans la fiction contemporaine. Pourquoi le réel exerce-t-il une si grande attraction sur les auteurs actuels? Quel espace reste-t-il pour la fiction lorsque l’écrivain utilise un événement vécu, qu’il soit personnel ou historique, comme base ou trame de son œuvre? Comment les notions de fiction, de narration, de personnages et d’auteurs s’en retrouvent-elles modifiées? En confrontant les travaux des praticiens et des théoriciens, ce colloque tentera non pas de parvenir à une réponse définitive sur les modalités de l’inscription du réel mais plutôt d’arriver à un état de la fiction telle qu’elle se pratique en ce moment, avec tout ce que cet état a d’éphémère.

Les propositions de communication (250-300 mots) devront être soumises à l’adresse dulong.annie@uqam.ca avant le 23 octobre 2009. Veuillez indiquer vos coordonnées (nom, courriel, université d’attache, statut) sur votre proposition. Le colloque sera par la suite proposé aux organisateurs du colloque annuel de l’ACFAS, colloque qui aura lieu du 10 au 14 mai 2010 à l’Université de Montréal.

Comité organisateur :

Denise Brassard

Annie Dulong

vendredi 18 septembre 2009

Derrière les fenêtres

Est-ce un aveu, un acte de contrition, une boutade? Je me suis égarée. À trop vouloir préserver mes personnages de l'événement, j'ai oublié de l'écrire. J'ai accroché mes personnages au mur, dans l'espoir d'y voir plus clair. Ce n'est pas une mauvaise idée. Mais j'ai de plus en plus l'impression que ce qu'il me faudrait, c'est une tour, dans laquelle je mettrai mes personnages. Des fenêtres derrière lesquelles je pourrai tracer mes histoires, comme dans le Montreal Hypertext Hotel.
Reste que, malgré toutes les variantes possibles, mes personnages sont limités: ils sont soit au-dessus du point d'impact, soit en dessous. Soit dans la tour nord, soit dans la tour sud. Ils hésitent ou ils foncent. Ils peuvent s'en sortir, ou alors sont condamnés d'avance. Voilà pourquoi je me suis mise à tourner autour: m'en tenir à cette journée, à ces 102 minutes, m'a semblé soudainement trop difficile. Mais j'y reviens. Parce que c'est ainsi que je veux les écrire, eux, qui m'accompagnent depuis plusieurs mois. Peter, Éva, Bob, Maureen, Tilda, Donald. Au présent. Leur présent.


vendredi 10 juillet 2009

La proximité

Le point de vue, dès le départ, était le suivant: me tenir au plus près des personnages, et de l'événement avant qu'il ne devienne événement. Autrement dit, je voulais écrire mes histoires en oubliant qu'elles se déroulaient lors du jour devenu historique, pour pouvoir suivre mes personnages dans toute leur confusion, leur errance, et leurs tentatives pour comprendre ce qui leur arrivait. C'était, me semblait-il, une bonne façon d'éviter tous les écueils liés au 11 septembre: héroïsation, représentation manichéenne, gommage des nuances, etc.

C'était un bon plan de match. Une façon non pas de jouer en terrain sûr, mais plutôt de me maintenir constamment dans le déséquilibre de l'absence de distance. Rester au plus près des quelques minutes entre le premier avion et le dernier effondrement devait me permettre de tracer mon propre 11 septembre, peut-être. Ou plutôt de le dégager de tous ces discours qui finissent par parasiter ce que l'on en sait, tellement ils parlent fort et travaillent à réduire les possibilités de la nuance. Et je tiens à la nuance, surtout devant un tel sujet, parce que sans la nuance, sans des personnages multidimensionnels, je risque de sombrer dans l'hagiographie. Et cela, la littérature du 11 septembre n'en manque pas, il n'est besoin que de penser à ce qui a été fait autour du vol 93 et du "Let's Roll" de Todd Beamer.

Alors où est le problème? Le problème est que, peut-être par manque de temps pour vraiment me plonger dans les nouvelles, peut-être parce que quelque chose dans leur projet a dérapé, je n'arrive plus à écrire. Ou plutôt, j'écris, mais j'écris autour, avant les avions, comme si je devais de plus en plus me reculer afin de voir quelque chose. Ou alors comme si, j'en ai déjà parlé ici, je résistais de plus en plus à mettre mes personnages dans ce foutoir.

Je n'ai pas de réponse, ce soir (en ai-je jamais??), mais je compte beaucoup, peut-être à tort, sur mon prochain séjour à New York pour retrouver mes nouvelles et ce projet dont j'aimerais la fin, ou du moins apercevoir, loin devant, quelque part, le point d'arrivée. Ou alors, perdre l'impression que je l'ai égaré en cours de route...

mardi 9 juin 2009

Le poids de la conscience

Voilà que Bob et sa femme me posent le même problème que les autres personnages. Voilà qu’alors que la nouvelle avançait bien, les personnages se plaçant, le paysage se dessinant, je bloque. Lequel des deux placer dans la tour? Ou plutôt, puisque les deux y travaillaient, quelle décision dois-je prendre sur ce qui leur arrive?

Je ne sais quoi faire avec mes problèmes de conscience. Avec cette soudaine frilosité qui m’empêche de les écrire, parce que je sais ce qui pourrait leur arriver si je les mets dans les tours. Ai-je trop lu? En sais-je trop sur ce qui c’est passé ce jour de septembre pour pouvoir écrire des histoires innocemment? Ou alors est-ce que j’ai épuisé quelque chose, fait le tour, et que je veux écrire autre chose?  Je rêve soudainement d’écrire des nouvelles lyriques, où le seul mouvement du vent dans les fleurs (des pâquerettes, des coquelicots, voire des tulipes?) constituera tout ce qui arrive…

Mais le problème, c’est que ces personnages ne peuvent faire autrement qu’être New Yorkais. Ils y sont, je les y vois, ce serait tricher que de les situer soudainement à Montréal. Il me semble du moins. Et ce n’est pas seulement que je ne veuille pas les tuer. Je n’ai eu aucun réel problème à tuer Maïa, par exemple. Le problème est ailleurs, ou plus profond. Je ne veux pas leur faire du mal? Étrange rapport à la fiction, comme si ces personnages si fragiles, tenant parfois à quelques pages à peine, certains à quelques lignes, devenaient dans mon esprit aussi vrais que James, mon personnage d’enfant qui habite deux nouvelles d’Autour d’eux et que je ne suis toujours pas convaincue, trois ans plus tard, d’avoir fini d’écrire.

Tout ce que je sais des événements fait en sorte que, maintenant, en choisissant où mes personnages seront, je décide de leur sort. Les zones d’impact, les escaliers inaccessibles, les décisions prises à la va-vite, parce que de toute façon, y avait-il vraiment le temps de peser les gestes quand chacune des tours tentait de survivre à l’impact physique des trous percés dans sa surface, et à la chaleur des incendies? Ce sont des décisions banales, rapides, qui ont déterminé pour plusieurs la différence entre la vie et la mort. Cela, je ne peux faire autrement que de le savoir, et de lui laisser une place dans les nouvelles. Ce serait mentir, trahir le projet, n’est-ce pas, que d’écrire des nouvelles où, miraculeusement, tout le monde survit? Mais, et je reviens à une question déjà posée, qui tuer?

Je ne sais quoi faire avec ces doutes, qui vont jusqu’au refus. Je ne sais s’ils sont le symptôme d’un problème fondamental avec le projet ou si, au contraire, ils en sont la suite logique, ce moment où les choses se mettent en forme, en place. Je ne sais rien, au fond, sinon que Bob et sa femme travaillaient au World Trade Center, chacun dans leurs tours, et que l’un des deux, ou les deux, ne peut faire autrement que d’avoir quelque chose à dire. Et je semble deviner qu’Helen était dans la tour sud, au 78e étage. Et que, dès lors, ses chances sont plutôt minces, et ce qui lui arrivera assez difficile. Cela, si je consens à l’écrire.

 

mercredi 3 juin 2009

Danny

Après ma visite du Ground Zero Museum (j'en reparlerai éventuellement), je suis allée, pour la seconde fois, au Tribute Center. Lors de ma première visite, à mon arrivée à New York, je n'avais voulu que voir le musée, les objets, les artéfacts, mais le nombre de personnes qu'on poussait à l'intérieur, comme si ce qui comptait était précisément de remplir le musée, m'avait empêchée de véritablement "profiter" de ma visite: que pouvais-voir, éprouver, si je ne pouvais même pas m'arrêter devant une image, un texte, un objet, parce que de tous côtés, j'étais poussée par quelqu'un? Mais après le Ground Zero Museum, j'ai décidé de retourner au Tribute Center, pour la visite guidée que j'avais pourtant repoussée du revers de la main lors de ma première visite. Peut-être avais-je résisté à l'envie d'entendre les histoires mille fois entendues de survie ou de perte, peut-être avais-je eu peur d'être "contaminée" par les discours héroïsants qui parasitent trop souvent les récits du 11 septembre.

Le Tribute Center, "musée" temporaire des attentats de 2001 sur le World Trade Center, se définit d'abord et avant tout à partir du principe "Person to Person": chaque visite guidée est donnée par deux personnes ayant été touchées par les attentats. Lors de ma visite, la première guide était une femme, policière lors de l'attentat de 1993, devenue par la suite thérapeute pour la Croix-Rouge. Et à nouveau présente, après la chute des tours, pour aider les secouristes à gérer ce qu'ils voyaient et ressentaient. Cette femme, encore habitée par la colère, avait une violence retenue, qui contrastait avec sa petite stature. Les "bad guys" n'avaient pas eu sa peau, mais elle semblait néanmoins non pas blasée, mais convaincue de la violence du monde. Peut-être, supposait-elle, parce qu'en tant que policière à New York, elle avait vu et revu la violence au quotidien.

C'est elle qui était en charge de notre visite. Elle nous a guidés autour du site, sur les passerelles piétonnières et à l'intérieur des immeubles (le World Financial Center, le Winter Garden, l'American Express Building) qui entourent ce qui redeviendra le World Trade Center mais n'est pour l'instant qu'un chantier de construction. Elle nous montra des photographies (après nous avoir avertis de leur violence) des attentats, quelques photographies personnelles mais surtout les photos diffusés et rediffusés dans les médias. Et puis, quelque part dans le World Financial Center, ce fut le tour de Danny.

Conducteur de train, Danny se trouvait quelque part sous Brooklyn lorsque son cellulaire sonna. Sa mère, pour l'informer de ce qui se passait au World Trade Center. Le frère de Danny y travaillait. Chez Cantor Fitzgerald. Danny réussit, après avoir laissé son train, à traverser l'Hudson pour revenir sur Manhattan. La tour sud venait de tomber. Il savait, dit-il, que son frère n'avait aucune chance. Il le savait, et pourtant il est resté sur le site. La tour nord est tombée. Toute la journée, Danny a erré sur le site, pour trouver son frère, ou simplement parce qu'il n'arrivait pas à le laisser là. Danny a vu le World Trade Center 7 tombé. Il l'a vu, et non entendu. Parce que ce gratte-ciel, une soixantaine d'étages, est tombé sans faire de bruits. Silencieusement, dit-il. Comme si après tout cela, son cerveau n'avait pu enregistrer les sons de l'effondrement du dernier gratte-ciel dont la chute était surprenante. Danny nous a raconté comment les pompiers avaient voulu aller éteindre le feu qui consumait le 7, mais qu'ils avaient été retenus, parfois physiquement, par leurs chefs. Il n'y avait pas d'eau, ou pas assez, sur le site pour venir à bout de cet incendie.

Danny n'a jamais repris son travail. Quelques semaines plus tard, il s'est effondré.

Je ne sais pas pourquoi, mais l'histoire de Danny me hante, depuis mon retour. Peut-être parce que, comme Danny, j'ai perdu mon frère. Peut-être parce que nous en avons parlé, sur le chemin du retour vers le Tribute Center, de cette perte si difficile à comprendre, et du stress post-traumatique. Je me souviens que lorsque Danny m'a dit qu'il était désolé, pour mon frère, j'ai répondu : "It happens". J'aurais pu dire merci. J'aurais pu simplement le regarder. Mais j'ai répondu "ça arrive", comme si cette mort était un hasard. Comme si, devant la mort dans un attentat, la mort dans un accident de voiture était moins "grave". Peut-être y a-t-il une hiérarchie des morts, des deuils? Je sentais seulement que je ne pouvais comparer les deux, du moins leurs causes. Mais que la perte, elle, se ressemblait, peu importe le comment.

Depuis mon retour, je pense beaucoup à Danny. À cette conversation intime dans un lieu extrêmement public. Et il me vient l'idée d'écrire son histoire. Danny est un véritable conteur. Il nous a entraînés avec lui. Un sourire apaisé, serein, qui laissait deviner une vulnérabilité, une fragilité qui ne cherchait pas à se cacher, qui ne s'enfermait pas dans des dichotomies (good guys, bad guys). L'histoire de Danny, ce n'était pas l'histoire du 11 septembre. C'était l'histoire d'un homme et de son frère.

Mais je ne peux pas raconter son histoire. Non, ce n'est pas vrai. Je peux raconter son histoire. Mais je ne peux pas la réinventer. Depuis le début de ce projet d'écriture, je me suis tenue loin des personnes réelles. J'ai voulu inventer des personnages dans un contexte historique, aux prises avec un événement, mais j'ai tenu à les maintenir dans la fiction. Les détails peuvent être vrais, mais les personnes ne le sont pas. Sauf que Danny pose le problème autrement. Ai-je le droit de raconter son histoire, de me l'approprier suffisamment, en la transformant, pour que ce personnage de Danny ne soit plus autant le Danny d'un après-midi d'avril, mais un autre Danny?

Je savais que cette question reviendrait me hanter. Approcher un événement historique par la fiction, ce ne peut être autrement que de jouer avec le feu, le feu de la vérité et de l'imagination, le feu, aussi, de la confiance qu'un homme comme Danny a eu pour nous/me raconter son histoire. Pour me dévoiler non pas tout, mais cette part de lui fragilisée par la perte de son frère.

Je n'ai pas de réponse, encore une fois, pas de guide, sur ce que j'ai le droit de faire. Je sais seulement que ce matin, Danny m'a autorisée à utiliser sa photographie, il m'a autorisée à le faire avec la même générosité qu'il m'a dit "I'm sorry for your loss". J'espère seulement être capable de lui retourner la faveur, même si je ne sais pas encore comment.

vendredi 15 mai 2009

Les images fantômes

Cette phrase de Reeves : "L’espace prend la forme de mon regard".

Depuis mon retour, et cela me semble presque soudain, l’espace new yorkais s’agite devant moi. Soudain, oui, parce que pendant que j’y étais, j’étais absorbée par ce que je voyais, ce que je cherchais. Je voulais trouver les traces des attentats. Je pensais voir, sur les immeubles autour du cratère, cratère qui n’est plus ce qu’il était, qui se tourne maintenant vers la reconstruction, vers l’imagination d’un nouvel espace. Je lis en ce moment A City in the Sky, une histoire du World Trade Center, de sa construction, de sa destruction. Et j’imagine que ce qui se passe, depuis la chute des deux tours, c’est un processus de la même nature que lorsque Rockefeller et quelques autres financiers ont entrepris, avec le Port Authority, de construire un World Trade Center. La paix par le commerce, voulait-on. Bien sûr, le World Trade Center n’a jamais rempli le mandat qu’il s’était fixé, tout simplement parce que, dit-on dans cette très intéressante biographie, il n’y avait pas assez d’importateurs et d’exportateurs de biens pour occuper ce grand complexe. Le mandat s’est déplacé, en même temps, peut-être, que nous passions d’une économie de biens à une économie de services. World Trade Center, au fond, ce n’est qu’une autre façon de parler du transfert d’argent d’une main à une autre.

Après la chute des tours, le jour même semble-t-il, le débat pour la reconstruction était lancé. Pourtant, 8 ans plus tard, en dehors de la reconstruction de l’immeuble 7, que s’est-il passé sur le site ? Et ce 7, il est en retrait. Et il n’appartient pas au même mouvement.

Bref. Je m’égare.

Depuis mon retour, donc, je vois New York, je l’entends. Et alors qu’avant, je ne parvenais pas à interpréter les images de destruction sur lesquelles je me penchais pourtant depuis des mois, à aller au-delà d’une compréhension abstraite, voici que maintenant, lorsque je vois le pont piétonnier nord aux vitres soufflées, je le reconnais. Le World Financial Tower. Le Winter Garden. Le Banker’s Trust. Les proportions, je crois, commencent à faire sens.

Peut-être n’est-il donc pas si étonnant que depuis mon retour, je regimbe à retrouver les nouvelles. Comme cette chose, lancée ici, avec des numéros, que je ne me résous pas à continuer. Je la sens bien présente, je devine qu’elle détient quelque chose de la structure du recueil. Mais voilà : elle devra dire quelque chose, placer mes personnages dans cet espace, dans ce temps, dans cette destruction. Et je ne suis pas prête. Pas encore. Je veux les laisser absorber la fraicheur de la pierre dans leurs dos, lorsqu’ils s’enlacent avant le travail. Observer la statue de la liberté, écouter les bruits du ressac dans Battery Park. 

Juste un peu. 

samedi 4 avril 2009

New York imaginaire (29 mars)

Lorsque je ferme les yeux et tente de voir New York, je suis quelque part sur Madison, et j’ai devant moi les immeubles de pierres brunes. La rue est tranquille, quelques piétons çà et là, mais on entend l’agitation de la ville, pas si loin. Une sirène se fait entendre, mais personne ne lève vraiment la tête pour savoir d’où elle vient. Elle fait partie du paysage.

Lorsque je ferme les yeux et m’imagine New York, je vois le nuage de poussière envahir les rues, et les visages blanchis s’arrêter, à bout de souffle. J’entends le silence qui recouvre le bas Manhattan, et il me semble que plus jamais nous n’entendrons les bruits courants de la vie, les cris et les sirènes, les appels et les rires.

New York, depuis le 11 septembre, existe dans mon esprit quelque part entre ces deux souvenirs qui n’en sont pas. Je n’ai jamais vu New York autrement que par le biais des romans, films et séries télévisées. Le corps blotti dans le siège bleu de l’avion, j’imagine ce que je trouverai à mon arrivée dans cette ville que je n’ai cessé d’imaginer depuis toutes ces années. Je m’approche d’elle par des détours, par une autre ville américaine, comme si je n’avais pas voulu entrer directement aux États-Unis par New York. Comme s’il m’avait d’abord fallu prendre le temps d’apprivoiser la proximité d’un lieu qui m’habite depuis un matin de septembre.

Je ne peux m’empêcher de penser aux avions. Ces mêmes avions qui, jusqu’à aujourd’hui, ne m’ont pas trop intriguée. Mais voilà que je suis en direction de la ville, à bord de l’une de ces armes utilisées si efficacement par quelques hommes. Cela teinte mon approche de la ville, de l’avion. Cela teinte comment je vois les gens autour de moi.  Comment j’entends l’enfant qui pleure derrière moi, depuis le début du vol. Que s'est-il passé à bord des avions? Non pas les faits techniques, mais l'expérience en elle-même. À partir de quel moment les passagers ont-il su que leur sort était joué? Pendant combien de temps ont-ils espéré qu'ils étaient pris dans un détournement "simple" d'avion, dont le but aurait été d'obtenir quelque chose en échange de leur libération? Devant moi, j'ai le fameux sac pour le mal de l'air. Les consignes de sécurité, en cas d'atterrissage d'urgence. Un catalogue emplit d'objets aussi inutiles qu'onéreux: une litière à chat camouflée dans un pot à plante, avec superbe plante (artificielle bien sûr) en prime. Une cage à chien qui sert aussi de table de bout, parce qu'on n'a jamais assez de table d'appoint. Je me demande qui achète ces objets à bord d'un avion. Je me demande si les personnes prises dans les avions ont regardé des catalogues du même genre, pour se distraire, pour ne pas penser à ce qui pouvait leur arriver.

Un enfant pleure derrière, depuis le début du vol, depuis le moment où son siège d'auto a été attaché au siège de l'avion. Sa voix s’obstrue parfois, parce qu’il pleure depuis trop longtemps et que son nez est bouché. Sa mère essaie de le calmer, et il tousse, allant du geignement à l’ombre d’un rire. J’ai envie de lui dire que moi aussi, parfois, j’ai peur sans raison, ou alors pour des raisons que je suis la seule à comprendre, comme le chien qui se lève soudain dans une maison tranquille, parce qu’il a entendu, à quelques kilomètres de chez lui, le bruit du tonnerre. À côté de l’enfant en pleurs, une autre enfant, une fillette de 3 ou 4 ans, sa sœur, selon toute vraisemblance. Elle, elle n’a pas entendu le tonnerre à des kilomètres à la ronde. Elle dort, bien affalée sur son siège. Elle dormira ainsi, sans bouger, dans l’abandon le plus complet, du décollage à l’atterrissage, véritable voyageuse aguerrie qui ne sursaute même pas lorsque le train d’atterrissage heurte violemment le sol.

Je voudrais être comme cette fillette à la jupe coccinelle et m’abandonner ainsi complètement aux principes physiques qui gardent l’avion dans les airs. Mais, comme l’enfant en pleurs, je sais autre chose, j’ai vu trop de films, dirait ma mère, ou trop des images du 11 septembre qui se superposent dorénavant à la réalité la plus banale d’un voyage en avion.

lundi 2 mars 2009

Mark et Mary

En verrouillant la porte de son appartement, la serrure de la poignée d'abord, puis la serrure du haut, un sourire se dessina sur son visage. Sa situation n'était pas particulièrement amusante, mais son ironie ne lui échappait pas. Mary était partie depuis 13 jours. En claquant la porte. Je ne veux plus te voir, plus t'entendre, toi et tes excuses. Elle était partie réfléchir, c'était son mot, réfléchir, comme un enfant gâté qu'on envoie dans sa chambre. Mark Garview se savait légèrement de mauvaise foi. Mary ne boudait pas. Ses raisons, son exaspération, faisaient du sens, il ne pouvait le nier. Mais elle avait presque tapé du pied, il l'avait vue, pendant une fraction de seconde son talon s'était levé, puis reposé, au prix d'un effort presque surhumain, pour ne pas paraître puérile, pour ne pas lui donner, à lui, raison de hausser les épaules.

Il y a 13 jours, sa valise et son portable à la main, Mary lui dit qu'elle l'appellerait dans deux semaines. Peut-être. Qu'il pouvait lui écrire, s'il le désirait, s'il avait quelque chose à dire, mais que pour l'instant, elle ne pouvait supporter le son de sa voix. Tu dois réfléchir. Pense à ce que tu veux. Sa voix, retenue, parce qu'elle allait crier si elle ne faisait pas attention et qu'elle s'était promis, pendant qu'elle entassait quelques vêtements dans une valise, qu'elle ne crierait pas. En silence, il avait admiré sa détermination. Il ferait un effort pour prendre le temps de mettre ses pendules à l'heure, elle n'avait pas tort. En six ans de vie commune, il n'avait accepté aucune autre évolution que la location de l'appartement. Elle voulait des enfants, peut-être acheter un appartement en ville, ou louer une maison dans les Hamptons. Mais lui, il était parfaitement satisfait comme ça, lui avait-il dit, satisfait de leur vie. Pourquoi tout gâcher en voulant aller plus loin plus vite. Parce que, bordel, parce qu'on ne peux pas rester immobiles toute notre vie! 

Si Mark sourit, ce matin de semaine, ce n'est pas parce qu'il ne peut comprendre ce que Mary veut, les raisons de son éclat, cet ultimatum déguisé en fugue. Il sait qu'elle n'a pas tort, qu'il n'a plus 20 ans. Un appartement, un enfant, ce n'est pas si difficile, quand on y pense. Et Mary... eh bien, pourquoi pas avec elle? Il ne s'imagine pas vraiment avec une autre, mais peut-être n'est-ce que paresse, pense-t-il en saluant le portier. Non, il ne sourit pas par méchanceté, mais bien parce qu'il se rend compte que son sursis achève. Que depuis 13 jours, sa vie est en suspens, et qu'il ne peut plus, maintenant, éviter l'échéance. Mary n'est pas du genre à hésiter longtemps. Elle a été plutôt patiente depuis six ans, mais ne le demeurera pas éternellement.

Ça sent la soupe chaude, murmure-t-il en passant le guichet du métro.

Les pas

J'ai cherché les traces sur les images. Dans le fouillis des papiers et de la cendre, dans le désordre des pas emmêlés et des chaussures abandonnées. J'ai voulu retrouver quelque chose. L'empreinte de ceux qui ne sont plus là. L'ombre d'un visage.

Mon œil s'est arrêté, affûté, il apprend à discerner ce qui se trouve à la périphérie, ce que la photographie ne voulait peut-être pas montrer mais qui ne lui échappe pas. Je les lis différemment maintenant. Je les reconnais. Ne m'arrête plus à ce qui se montre d'emblée, ce qui ne résiste pas au regard, ce qui me rassure parce que je sais que je vais l'y trouver. Ou plutôt, comme avec mes fantômes, je vois ce qui se trouve là, ce qui m'est offert, et j'avance encore un peu. Avec eux. 

Parce que ce qui se refuse, ce n'est jamais que ce que j'ai peur de voir. 

mercredi 11 février 2009

Les statistiques de la mort

Une prof d'écriture dramatique disait que tuer un personnage était lâche. Une façon de ne pas aller jusqu'au bout. De vouloir faire aboutir les choses plus rapidement ou brusquement, pour créer un effet, pour bousculer le spectateur. Peut-être lisait-elle nos brouillons et en avait-elle assez des éclats de jeunes à peine sortis de l'adolescence.

Chaque fois que je commence une nouvelle de ce projet, chaque fois que j'effleure un personnage, la question de sa survie se pose. Jovette n'aimerait pas. Elle me trouverait certainement lâche. Sauf qu'écrire un recueil de nouvelles sur le 11 septembre et ne "tuer" aucun personnage, ne serait-ce pas la définition même de la lâcheté? Mais alors, qui tuer? 

La question de la mort est là, dans mon atelier, elle était là avant que j'entame ce projet sur le 11 septembre. Tous les personnages d'Autour d'eux la fréquentent de près ou de loin, sauf peut-être un, pour lequel il est peut-être question davantage de mort métaphorique. Sauf que l'enjeu n'est pas le même, maintenant. Je ne peux pas tous les faire sortir indemnes des tours. Ce serait contourner une sorte de vérité, non pas parce que mes personnages ont vraiment existé, mais bien parce que j'ai choisi de les placer là, dans ce lieu, ce jour. 

Mais alors qui tuer? 

Le risque, bien sûr, c'est de sauter à pieds joints dans la mythification. De ne faire mourir que ceux qui le méritent, ou alors de les faire mourir de telle manière qu'ils "représentent" un type de victime. À la fin de la journée du 11 septembre, 3 pompiers ont hissé un drapeau américain sur les décombres. Un geste simple, qu'ils voulaient porteur d'espoir. Un drapeau "emprunté" sur un bateau qui se trouvait à proximité. Un geste simple, transformé en icône. Une photographie qui, finalement, reproduit une autre photographique iconique, celle de Iwo Jiwa. Dans les mois qui ont suivi, les trois hommes sont devenus des figures, ils ont répété le geste devant des foules dans des stades. Comme les soldats d'Iwo Jiwa. Et puis il a été décidé qu'il fallait commémorer le geste, et quoi de mieux qu'une statue. Une statue de bronze, reproduisant une photographie montrant un geste qui reproduit une photographie montrant un geste. Mise en abîme sans fin de l'imaginaire héroïque américain. Sauf que. Sauf que pour témoigner de la "réalité" du 11 septembre, il fut décidé que plutôt que de représenter les trois pompiers du 11 septembre, trois hommes blancs, la statue serait moins homogène que la réalité du FDNY. Évidemment, le geste fut décrié. Cela ne témoignait pas de la réalité des pompiers morts le 11 septembre. Cela détruisait d'une certaine façon l'icônicité des trois pompiers qui avaient décidé d'utiliser leur célébrité pour aider les familles de pompiers. 

Quand j'étais enfant, Passe-partout est soudainement devenu multi-ethnique. Protéiforme. Noir, blanc, asiatique. En chaise roulante. Sûrement avec des appareils orthodontiques. À New York, la sculpture jouait du Passe-partout, sombrait dans le politically correct.

Vous comprenez la question n'est-ce pas? Le 11 septembre, près de 3000 personnes sont mortes. Mais 15000 ont pu être évacuées des tours. 3 hommes sont morts pour chaque femme décédée dans les attentats. La moyenne d'âge était de 35-45 ans. Suis-je tenue à une représentation proportionnelle?

Alors je reviens avec ma question de départ: qui dois-je tuer, comment et pourquoi? 

dimanche 1 février 2009

Les hasards

À ce moment, la plupart pensent encore qu'il s'agit d'un accident. De nombreux témoignages attestent que la majorité d'entre eux [les gens pris dans les étages au-dessus du point d'impact, dans la tour nord] a survécu jusqu'à l'effondrement de l'immeuble à 10 h 28. Ils ont souffert 102 minutes — la durée moyenne d'un film hollywoodien. (Philippe Beigbeder, Windows on the World)

Cette idée n'est pas neuve, elle a surgi du désordre qui a suivi les attentats, dans les quelques minutes suivant la fin. Elle n'est pas neuve, et Beigbeder ne peut certes pas la revendiquer comme sienne. Mais elle témoigne tout de même d'une chose: ce qui hante les consciences, ce sont les hasards du 11 septembre 2001. Un ciel bleu, limpide, comme toile de fond à la destruction. 102 minutes, très exactement, entre le premier avion et le deuxième effondrement, 102 minutes pendant lesquelles, sous un soleil qui n'a même pas eu la décence de se cacher derrière un petit voile nuageux, les Américains ont eu les yeux tournés vers le haut.
Peut-être est-il inévitable de se demander ce qu'il se serait passé n'eût été un hasard météorologique, et une réaction physique du métal que les terroristes eux-mêmes n'avaient ni prévue, ni même espérée. Et que veut dire cette perfection apparente d'un ciel limpide et de la réalité rejoignant la fiction (elle ne l'a pas vraiment dépassée, mais l'a peut-être rendue obsolète, du moins pour un temps) dans ses codes et ses modes de fonctionnement.

Est-il étonnant, dès lors, que les gens aient voulu croire à un coup monté par une instance supérieure, qu'il s'agit d'une intervention divine (ou diabolique), ou de Big Brother, l'oncle Sam, la CIA, le FBI, etc.?  Les hasards, aussi cruels et inexplicables soient-ils, ne sont-ils pas la preuve qu'attendent, que recherchent les théories du complot, pour nous prouver qu'il n'y a pas, justement, de hasard? Et n'est-il pas plus simple, voire plus rassurant, de pouvoir pointer du doigt le coupable, de pouvoir dire, haut, très haut, pour cacher l'angoisse, l'anxiété, la panique, voilà, c'est lui, ce sont eux, cela ne peut être qu'eux, parce qu'ils ont un autre plan que simplement nous détruire?

vendredi 16 janvier 2009

Le poids d'une vie

Alors qu'ils tentent de construire le mémorial du World Trade Center, des débats opposent les différents groupes représentés: membres de famille d'employés, architectes, représentants de la ville, représentés des pompiers, des policiers, des ambulanciers. Les débats ne concernent pas tant la nécessité du mémorial (de cela, tous sont convaincus), mais de l'importance à accorder à chaque victime. Car devant la mort, tous ne sont pas égaux. 

On sait plus de choses sur les employés des différentes firmes des tours que sur les employés de soutien (entretien ménager, entretien mécanique, etc.). On a vu les gens sortant des tours en tailleur ou en complet. Mais les autres? La femme de ménage qui passe après les pauses café remettre un peu d'ordre dans la toilette des femmes du 87e étage, qu'en sait-on? Le nettoyeur de plancher? Les a-t-on vus? On connaît l'existence d'un nettoyeur de vitre parce que c'est grâce à l'outil de ce nettoyeur utilisé pour couper le mur qui bloquait leur sortie que les quelques personnes se trouvant dans cet ascenseur ont pu sortir indemne de la tour. On connaît l'existence de certains employés du Windows on the World en partie à cause de la photo de Richard Drew et de l'enquête effectuée par la suite pour identifier "l'homme qui tombe".

Le mémorial comprendra, comme tous les mémoriaux construits depuis la deuxième Guerre mondiale, les noms des victimes. Les discussions du comité de construction du mémorial portent sur ces noms: doit-on placer les noms en ordre alphabétique? doit-on les regrouper par "famille", c'est-à-dire en fonction de l'endroit où ils étaient dans la tour, avec leurs collègues du même bureau? Mais alors, que fait-on avec ceux qui n'aimaient pas leur boulot et détesteraient se voir résumés ainsi à leur appartenance à une compagnie? Pour les représentants des pompiers, leurs morts ne peuvent être perdus dans la masse des 3000 personnes mortes ce jour-là. Les pompiers tombés "au combat" ne peuvent être assimilés ainsi aux victimes civiles. Ils doivent être représentés autrement sur le mur des noms, ils doivent se trouver ailleurs, et non dans la suite alphabétique des noms. 

Mais pourquoi? Car la question qui se pose est celle-ci:  les pompiers, policiers, ambulanciers, membres de la sécurité du Port Autority qui sont morts le 11 septembre 2001 sont-ils plus importants que les autres victimes des attentats? Sont-ils différents des morts "civiles", des "innocents" victimes des attentats? Mais il est vrai que, depuis le 11 septembre, les pompiers sont devenus des héros, intouchables, une entité mythique de l'identité américaine. Le traitement qu'ils ont reçu pendant le déblaiement de Ground Zero (chaque pompier, ou partie de pompier, retrouvé a été évacué sur une civière, sous un drapeau américain, et sorti du site en une procession respectueuse. Les civils, eux, n'ont pas eu droit à ce même cérémonial, les restes humains ont été mis dans des sacs pour être par la suite identifiés. 

Mourir pendant qu'on fait son travail, comme un pompier, et même si ce travail comprend la tentative de sauver des gens pris dans des incendies, est-ce que cela a plus de poids que mourir parce qu'un matin, son lieu de travail est attaqué? 

Ma réflexion, je m'en rends compte, est embryonnaire. Peut-être puérile. Mais elle résulte d'un constat: certains morts sont plus importants que d'autres. Certaines tragédies comptent davantage que d'autres. Une femme tuée importe davantage qu'un homme, mais moins qu'un enfant, et moins encore qu'une enfant si elle est belle et provient d'un milieu aisé. La mort de presque 3000 Américains soulève davantage l'intérêt que celle de Palestiniens ou d'Africains. Apparemment. Même si cela ne fait aucun sens. Pas plus que d'utiliser la Shoah comme argument pour la destruction de ce qui reste de la Palestine. Mais cela, vous ne le savez peut-être pas, est une toute autre discussion, qui s'agite dans les couloirs de ma réflexion sur le 11 septembre sans y être liée. Sauf pour cette question du poids d'une vie. 

Je sens que j'y reviendrai.