Voilà que Bob et sa femme me posent le même problème que les autres personnages. Voilà qu’alors que la nouvelle avançait bien, les personnages se plaçant, le paysage se dessinant, je bloque. Lequel des deux placer dans la tour? Ou plutôt, puisque les deux y travaillaient, quelle décision dois-je prendre sur ce qui leur arrive?
Je ne sais quoi faire avec mes problèmes de conscience. Avec cette soudaine frilosité qui m’empêche de les écrire, parce que je sais ce qui pourrait leur arriver si je les mets dans les tours. Ai-je trop lu? En sais-je trop sur ce qui c’est passé ce jour de septembre pour pouvoir écrire des histoires innocemment? Ou alors est-ce que j’ai épuisé quelque chose, fait le tour, et que je veux écrire autre chose? Je rêve soudainement d’écrire des nouvelles lyriques, où le seul mouvement du vent dans les fleurs (des pâquerettes, des coquelicots, voire des tulipes?) constituera tout ce qui arrive…
Mais le problème, c’est que ces personnages ne peuvent faire autrement qu’être New Yorkais. Ils y sont, je les y vois, ce serait tricher que de les situer soudainement à Montréal. Il me semble du moins. Et ce n’est pas seulement que je ne veuille pas les tuer. Je n’ai eu aucun réel problème à tuer Maïa, par exemple. Le problème est ailleurs, ou plus profond. Je ne veux pas leur faire du mal? Étrange rapport à la fiction, comme si ces personnages si fragiles, tenant parfois à quelques pages à peine, certains à quelques lignes, devenaient dans mon esprit aussi vrais que James, mon personnage d’enfant qui habite deux nouvelles d’Autour d’eux et que je ne suis toujours pas convaincue, trois ans plus tard, d’avoir fini d’écrire.
Tout ce que je sais des événements fait en sorte que, maintenant, en choisissant où mes personnages seront, je décide de leur sort. Les zones d’impact, les escaliers inaccessibles, les décisions prises à la va-vite, parce que de toute façon, y avait-il vraiment le temps de peser les gestes quand chacune des tours tentait de survivre à l’impact physique des trous percés dans sa surface, et à la chaleur des incendies? Ce sont des décisions banales, rapides, qui ont déterminé pour plusieurs la différence entre la vie et la mort. Cela, je ne peux faire autrement que de le savoir, et de lui laisser une place dans les nouvelles. Ce serait mentir, trahir le projet, n’est-ce pas, que d’écrire des nouvelles où, miraculeusement, tout le monde survit? Mais, et je reviens à une question déjà posée, qui tuer?
Je ne sais quoi faire avec ces doutes, qui vont jusqu’au refus. Je ne sais s’ils sont le symptôme d’un problème fondamental avec le projet ou si, au contraire, ils en sont la suite logique, ce moment où les choses se mettent en forme, en place. Je ne sais rien, au fond, sinon que Bob et sa femme travaillaient au World Trade Center, chacun dans leurs tours, et que l’un des deux, ou les deux, ne peut faire autrement que d’avoir quelque chose à dire. Et je semble deviner qu’Helen était dans la tour sud, au 78e étage. Et que, dès lors, ses chances sont plutôt minces, et ce qui lui arrivera assez difficile. Cela, si je consens à l’écrire.
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