mardi 9 juin 2009

Le poids de la conscience

Voilà que Bob et sa femme me posent le même problème que les autres personnages. Voilà qu’alors que la nouvelle avançait bien, les personnages se plaçant, le paysage se dessinant, je bloque. Lequel des deux placer dans la tour? Ou plutôt, puisque les deux y travaillaient, quelle décision dois-je prendre sur ce qui leur arrive?

Je ne sais quoi faire avec mes problèmes de conscience. Avec cette soudaine frilosité qui m’empêche de les écrire, parce que je sais ce qui pourrait leur arriver si je les mets dans les tours. Ai-je trop lu? En sais-je trop sur ce qui c’est passé ce jour de septembre pour pouvoir écrire des histoires innocemment? Ou alors est-ce que j’ai épuisé quelque chose, fait le tour, et que je veux écrire autre chose?  Je rêve soudainement d’écrire des nouvelles lyriques, où le seul mouvement du vent dans les fleurs (des pâquerettes, des coquelicots, voire des tulipes?) constituera tout ce qui arrive…

Mais le problème, c’est que ces personnages ne peuvent faire autrement qu’être New Yorkais. Ils y sont, je les y vois, ce serait tricher que de les situer soudainement à Montréal. Il me semble du moins. Et ce n’est pas seulement que je ne veuille pas les tuer. Je n’ai eu aucun réel problème à tuer Maïa, par exemple. Le problème est ailleurs, ou plus profond. Je ne veux pas leur faire du mal? Étrange rapport à la fiction, comme si ces personnages si fragiles, tenant parfois à quelques pages à peine, certains à quelques lignes, devenaient dans mon esprit aussi vrais que James, mon personnage d’enfant qui habite deux nouvelles d’Autour d’eux et que je ne suis toujours pas convaincue, trois ans plus tard, d’avoir fini d’écrire.

Tout ce que je sais des événements fait en sorte que, maintenant, en choisissant où mes personnages seront, je décide de leur sort. Les zones d’impact, les escaliers inaccessibles, les décisions prises à la va-vite, parce que de toute façon, y avait-il vraiment le temps de peser les gestes quand chacune des tours tentait de survivre à l’impact physique des trous percés dans sa surface, et à la chaleur des incendies? Ce sont des décisions banales, rapides, qui ont déterminé pour plusieurs la différence entre la vie et la mort. Cela, je ne peux faire autrement que de le savoir, et de lui laisser une place dans les nouvelles. Ce serait mentir, trahir le projet, n’est-ce pas, que d’écrire des nouvelles où, miraculeusement, tout le monde survit? Mais, et je reviens à une question déjà posée, qui tuer?

Je ne sais quoi faire avec ces doutes, qui vont jusqu’au refus. Je ne sais s’ils sont le symptôme d’un problème fondamental avec le projet ou si, au contraire, ils en sont la suite logique, ce moment où les choses se mettent en forme, en place. Je ne sais rien, au fond, sinon que Bob et sa femme travaillaient au World Trade Center, chacun dans leurs tours, et que l’un des deux, ou les deux, ne peut faire autrement que d’avoir quelque chose à dire. Et je semble deviner qu’Helen était dans la tour sud, au 78e étage. Et que, dès lors, ses chances sont plutôt minces, et ce qui lui arrivera assez difficile. Cela, si je consens à l’écrire.

 

mercredi 3 juin 2009

Danny

Après ma visite du Ground Zero Museum (j'en reparlerai éventuellement), je suis allée, pour la seconde fois, au Tribute Center. Lors de ma première visite, à mon arrivée à New York, je n'avais voulu que voir le musée, les objets, les artéfacts, mais le nombre de personnes qu'on poussait à l'intérieur, comme si ce qui comptait était précisément de remplir le musée, m'avait empêchée de véritablement "profiter" de ma visite: que pouvais-voir, éprouver, si je ne pouvais même pas m'arrêter devant une image, un texte, un objet, parce que de tous côtés, j'étais poussée par quelqu'un? Mais après le Ground Zero Museum, j'ai décidé de retourner au Tribute Center, pour la visite guidée que j'avais pourtant repoussée du revers de la main lors de ma première visite. Peut-être avais-je résisté à l'envie d'entendre les histoires mille fois entendues de survie ou de perte, peut-être avais-je eu peur d'être "contaminée" par les discours héroïsants qui parasitent trop souvent les récits du 11 septembre.

Le Tribute Center, "musée" temporaire des attentats de 2001 sur le World Trade Center, se définit d'abord et avant tout à partir du principe "Person to Person": chaque visite guidée est donnée par deux personnes ayant été touchées par les attentats. Lors de ma visite, la première guide était une femme, policière lors de l'attentat de 1993, devenue par la suite thérapeute pour la Croix-Rouge. Et à nouveau présente, après la chute des tours, pour aider les secouristes à gérer ce qu'ils voyaient et ressentaient. Cette femme, encore habitée par la colère, avait une violence retenue, qui contrastait avec sa petite stature. Les "bad guys" n'avaient pas eu sa peau, mais elle semblait néanmoins non pas blasée, mais convaincue de la violence du monde. Peut-être, supposait-elle, parce qu'en tant que policière à New York, elle avait vu et revu la violence au quotidien.

C'est elle qui était en charge de notre visite. Elle nous a guidés autour du site, sur les passerelles piétonnières et à l'intérieur des immeubles (le World Financial Center, le Winter Garden, l'American Express Building) qui entourent ce qui redeviendra le World Trade Center mais n'est pour l'instant qu'un chantier de construction. Elle nous montra des photographies (après nous avoir avertis de leur violence) des attentats, quelques photographies personnelles mais surtout les photos diffusés et rediffusés dans les médias. Et puis, quelque part dans le World Financial Center, ce fut le tour de Danny.

Conducteur de train, Danny se trouvait quelque part sous Brooklyn lorsque son cellulaire sonna. Sa mère, pour l'informer de ce qui se passait au World Trade Center. Le frère de Danny y travaillait. Chez Cantor Fitzgerald. Danny réussit, après avoir laissé son train, à traverser l'Hudson pour revenir sur Manhattan. La tour sud venait de tomber. Il savait, dit-il, que son frère n'avait aucune chance. Il le savait, et pourtant il est resté sur le site. La tour nord est tombée. Toute la journée, Danny a erré sur le site, pour trouver son frère, ou simplement parce qu'il n'arrivait pas à le laisser là. Danny a vu le World Trade Center 7 tombé. Il l'a vu, et non entendu. Parce que ce gratte-ciel, une soixantaine d'étages, est tombé sans faire de bruits. Silencieusement, dit-il. Comme si après tout cela, son cerveau n'avait pu enregistrer les sons de l'effondrement du dernier gratte-ciel dont la chute était surprenante. Danny nous a raconté comment les pompiers avaient voulu aller éteindre le feu qui consumait le 7, mais qu'ils avaient été retenus, parfois physiquement, par leurs chefs. Il n'y avait pas d'eau, ou pas assez, sur le site pour venir à bout de cet incendie.

Danny n'a jamais repris son travail. Quelques semaines plus tard, il s'est effondré.

Je ne sais pas pourquoi, mais l'histoire de Danny me hante, depuis mon retour. Peut-être parce que, comme Danny, j'ai perdu mon frère. Peut-être parce que nous en avons parlé, sur le chemin du retour vers le Tribute Center, de cette perte si difficile à comprendre, et du stress post-traumatique. Je me souviens que lorsque Danny m'a dit qu'il était désolé, pour mon frère, j'ai répondu : "It happens". J'aurais pu dire merci. J'aurais pu simplement le regarder. Mais j'ai répondu "ça arrive", comme si cette mort était un hasard. Comme si, devant la mort dans un attentat, la mort dans un accident de voiture était moins "grave". Peut-être y a-t-il une hiérarchie des morts, des deuils? Je sentais seulement que je ne pouvais comparer les deux, du moins leurs causes. Mais que la perte, elle, se ressemblait, peu importe le comment.

Depuis mon retour, je pense beaucoup à Danny. À cette conversation intime dans un lieu extrêmement public. Et il me vient l'idée d'écrire son histoire. Danny est un véritable conteur. Il nous a entraînés avec lui. Un sourire apaisé, serein, qui laissait deviner une vulnérabilité, une fragilité qui ne cherchait pas à se cacher, qui ne s'enfermait pas dans des dichotomies (good guys, bad guys). L'histoire de Danny, ce n'était pas l'histoire du 11 septembre. C'était l'histoire d'un homme et de son frère.

Mais je ne peux pas raconter son histoire. Non, ce n'est pas vrai. Je peux raconter son histoire. Mais je ne peux pas la réinventer. Depuis le début de ce projet d'écriture, je me suis tenue loin des personnes réelles. J'ai voulu inventer des personnages dans un contexte historique, aux prises avec un événement, mais j'ai tenu à les maintenir dans la fiction. Les détails peuvent être vrais, mais les personnes ne le sont pas. Sauf que Danny pose le problème autrement. Ai-je le droit de raconter son histoire, de me l'approprier suffisamment, en la transformant, pour que ce personnage de Danny ne soit plus autant le Danny d'un après-midi d'avril, mais un autre Danny?

Je savais que cette question reviendrait me hanter. Approcher un événement historique par la fiction, ce ne peut être autrement que de jouer avec le feu, le feu de la vérité et de l'imagination, le feu, aussi, de la confiance qu'un homme comme Danny a eu pour nous/me raconter son histoire. Pour me dévoiler non pas tout, mais cette part de lui fragilisée par la perte de son frère.

Je n'ai pas de réponse, encore une fois, pas de guide, sur ce que j'ai le droit de faire. Je sais seulement que ce matin, Danny m'a autorisée à utiliser sa photographie, il m'a autorisée à le faire avec la même générosité qu'il m'a dit "I'm sorry for your loss". J'espère seulement être capable de lui retourner la faveur, même si je ne sais pas encore comment.