Lorsque je ferme les yeux et tente de voir New York, je suis quelque part sur Madison, et j’ai devant moi les immeubles de pierres brunes. La rue est tranquille, quelques piétons çà et là, mais on entend l’agitation de la ville, pas si loin. Une sirène se fait entendre, mais personne ne lève vraiment la tête pour savoir d’où elle vient. Elle fait partie du paysage.
Lorsque je ferme les yeux et m’imagine New York, je vois le nuage de poussière envahir les rues, et les visages blanchis s’arrêter, à bout de souffle. J’entends le silence qui recouvre le bas Manhattan, et il me semble que plus jamais nous n’entendrons les bruits courants de la vie, les cris et les sirènes, les appels et les rires.
New York, depuis le 11 septembre, existe dans mon esprit quelque part entre ces deux souvenirs qui n’en sont pas. Je n’ai jamais vu New York autrement que par le biais des romans, films et séries télévisées. Le corps blotti dans le siège bleu de l’avion, j’imagine ce que je trouverai à mon arrivée dans cette ville que je n’ai cessé d’imaginer depuis toutes ces années. Je m’approche d’elle par des détours, par une autre ville américaine, comme si je n’avais pas voulu entrer directement aux États-Unis par New York. Comme s’il m’avait d’abord fallu prendre le temps d’apprivoiser la proximité d’un lieu qui m’habite depuis un matin de septembre.
Je ne peux m’empêcher de penser aux avions. Ces mêmes avions qui, jusqu’à aujourd’hui, ne m’ont pas trop intriguée. Mais voilà que je suis en direction de la ville, à bord de l’une de ces armes utilisées si efficacement par quelques hommes. Cela teinte mon approche de la ville, de l’avion. Cela teinte comment je vois les gens autour de moi. Comment j’entends l’enfant qui pleure derrière moi, depuis le début du vol. Que s'est-il passé à bord des avions? Non pas les faits techniques, mais l'expérience en elle-même. À partir de quel moment les passagers ont-il su que leur sort était joué? Pendant combien de temps ont-ils espéré qu'ils étaient pris dans un détournement "simple" d'avion, dont le but aurait été d'obtenir quelque chose en échange de leur libération? Devant moi, j'ai le fameux sac pour le mal de l'air. Les consignes de sécurité, en cas d'atterrissage d'urgence. Un catalogue emplit d'objets aussi inutiles qu'onéreux: une litière à chat camouflée dans un pot à plante, avec superbe plante (artificielle bien sûr) en prime. Une cage à chien qui sert aussi de table de bout, parce qu'on n'a jamais assez de table d'appoint. Je me demande qui achète ces objets à bord d'un avion. Je me demande si les personnes prises dans les avions ont regardé des catalogues du même genre, pour se distraire, pour ne pas penser à ce qui pouvait leur arriver.
Un enfant pleure derrière, depuis le début du vol, depuis le moment où son siège d'auto a été attaché au siège de l'avion. Sa voix s’obstrue parfois, parce qu’il pleure depuis trop longtemps et que son nez est bouché. Sa mère essaie de le calmer, et il tousse, allant du geignement à l’ombre d’un rire. J’ai envie de lui dire que moi aussi, parfois, j’ai peur sans raison, ou alors pour des raisons que je suis la seule à comprendre, comme le chien qui se lève soudain dans une maison tranquille, parce qu’il a entendu, à quelques kilomètres de chez lui, le bruit du tonnerre. À côté de l’enfant en pleurs, une autre enfant, une fillette de 3 ou 4 ans, sa sœur, selon toute vraisemblance. Elle, elle n’a pas entendu le tonnerre à des kilomètres à la ronde. Elle dort, bien affalée sur son siège. Elle dormira ainsi, sans bouger, dans l’abandon le plus complet, du décollage à l’atterrissage, véritable voyageuse aguerrie qui ne sursaute même pas lorsque le train d’atterrissage heurte violemment le sol.
Je voudrais être comme cette fillette à la jupe coccinelle et m’abandonner ainsi complètement aux principes physiques qui gardent l’avion dans les airs. Mais, comme l’enfant en pleurs, je sais autre chose, j’ai vu trop de films, dirait ma mère, ou trop des images du 11 septembre qui se superposent dorénavant à la réalité la plus banale d’un voyage en avion.
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