samedi 17 avril 2010

L'impossible rencontre

Je répète sans cesse aux étudiants: soyez généreux avec vos personnages, ne les laissez pas tomber. Accompagnez-les, au lieu de les juger. Je sais, c'est peut-être un peu n'importe quoi, de belles paroles pour faire accepter à des écrivains en herbe qu'il faut bien traiter ses personnages, les écrire correctement, et non les garrocher sur la page en espérant que le lecteur pourra suivre. Mes étudiants résistent souvent: ben là, madame, c'est arrivé comme ça! Peut-être. Peut-être. Mais je n'étais pas là. Votre lecteur n'était pas là. Alors réinventez-les, au lieu de tenter de les transposer.

Depuis un an, je n'avance pas aussi allègrement dans le recueil. Bien sûr, il y a le temps qui manque, les articles à écrire, les cours à donner, le travail, les colloques, la vie. Mais ce n'est pas seulement cela. Je n'ai pas fini d'écrire Bob et Hélène parce que je ne sais pas encore ce qu'il leur arrivera. Parce qu'Hélène est au 78e étage de la tour sud, et que franchement, ce n'est pas du tout un bon endroit où se trouver, le matin du 11 septembre. Alors je ne peux pas l'écrire légèrement. On s'attache à ces petites bêtes-là, comme je le dis souvent. On s'attache à ceux qu'on invente. Alors il nous pousse comme une conscience, qui fait qu'on ne veut pas les faire souffrir inutilement.

Les bons personnages, ai-je quelques fois dit à mes étudiants, ils restent un moment. On les voit, on les entend. Ils existent. Certains ne nous quittent pas, comme James, du premier recueil, peut-être parce que je n'ai pas fini de l'écrire. Alors de temps à autre, on y revient, on les retrouve, comme de vieux membres de la famille.

Pourquoi je pense à cela ce soir, alors que je pourrais soit a) corriger les dits étudiants ou b) lire un bon roman? Parce que je suis étonnée par ce qui vient de se passer dans une nouvelle. Leah. Leah n'est pas une histoire facile. J'essaie de raconter quelque chose qui lui est arrivé, de raconter comment elle voulait mourir et comment elle semble survivre. Je ne sais pas ce qu'il lui arrivera encore. Elle est dans l'escalier, elle descend en voulant remonter, et je ne sais pas, si elle se rend à la sortie, ce qu'elle fera de sa survie. Mais ce qui est étrange, c'est qu'elle vient de rencontrer Ginny Cooper.

Il faut comprendre que même si les personnages de mon recueil sont liés par les événements du 11 septembre 2001, ils ne se connaissent pas entre eux. Ce n'est pas si fou: avec 45000 visiteurs à chaque jour, peut-on vraiment s'étonner qu'une vingtaine de personnes réparties dans deux immenses tours ne se soient pas rencontrées?

Ginny est tout le contraire, il me semble, de Leah. Là où Leah regarde en arrière parce qu'elle veut mourir et se demande pourquoi elle survit, Ginny, elle, regarde vers l'avant, résolument, pour ne pas voir la mort, la peur. But this is not a morality play. Je n'ai pas commencé l'écriture de l'une en réponse à l'autre, pour mettre quelque chose en lumière, pour porter un jugement sur Leah, ou sur Ginny. Et je n'écris pas avec un plan en tête, une idée précise de là où iront les personnages, ou le recueil même. Mon ami J-S-D, lui, aime les plans. Pas moi! J'avance à tâtons, et ce n'est qu'à la toute fin que je saurai que je suis rendue.

Alors vous comprenez pourquoi, quand Leah a entendu le pas martial, déterminé, de Ginny, j'ai sursauté. Que ces deux-là partagent la descente, ces deux-là et non les autres, Donald, Tilly, Bob, cela ouvre toute une série de possibilités auxquelles je n'avais même jamais pensé.

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