lundi 2 août 2010

Chronic City

Chronic City, de Jonathan Lethem, n’est pas un roman du 11 septembre 2001. Certes, le roman se déroule dans un New York du nouveau millénaire, et ses personnages explorent la ville, allant de l’Upper East Side au Lower Manhattan de l’Hôtel de Ville. À aucun moment l’auteur mentionne ce jour, ni même ses traits marquants : aucun feu, aucun avion, aucune tour ne sont évoqués dans ce roman. Pourtant, il se passe quelque chose dans la littérature du 11 septembre avec Chronic City. Peut-être est-ce le résultat du lecteur qui cherche dans le roman new-yorkais les traces des attentats de 2001. Déjà, avec Let the Great World Spin, Colum McCann explorait la figure de l’équilibriste Philippe Petit, célèbre pour avoir marché entre les deux tours, en 1974, orientant le regard vers les tours en misant sur la nostalgie d’une époque révolue, celle où les évoquer ne revenait pas à parler de leur destruction. Chronic City devient quant à lui un roman du 11 septembre précisément par les détours qu’il prend pour ne pas nommer le 11 septembre, pour en contourner les figures.

Oublions le personnage principal, Chase Insteadman, dont le nom (L’homme à la place de…) le place d’entrée de jeu dans l’étrange espace transitoire qu’est sa vie entourée de la fumée de marijuana et du réel presque alternatif construit par le personnage de Perkus Tooth. Ce qui, dans l’œuvre de Lethem, évoque le 11 septembre, ce sont les mentions d’une menace souterraine et celle des jours de brouillard gris.

Le New York de Chronic City est aux prises avec un monstre, présenté comme un animal aussi mythique que le yéti, et dont les supposées apparitions sont surprises par des témoins hallucinés. Parce qu’il faut bien nommer l’ennemi, journalistes et témoins décident qu’ils s’agit d’un tigre, ramenant la destruction en cours à un ennemi connu. « […] Biller instead logged on to the city’s Tiger Watch Web Site. The monster had last been seen two days ago, on Sixty-eighth Street by a couple of Hunter undergraduates, rustling beneath an opened metal grating at a work site. There had been no casualties or damage, and the site ranked risk of an attack tonight as Yellow, or Low-to-Moderate” (p. 226).
Le tigre est en fait une machine qui creusait une nouvelle ligne de métro et qui s’est apparemment emballée, développant sa propre « intelligence », et dépassant les ordres de ses opérateurs. Une sorte de Frankenstein, en somme, qui frappe à tout moment (mais surtout la nuit) et qui, surtout, cause l’évacuation (et la condamnation) d’édifices à logement. Venue d’en dessous, la menace qu’est le tigre finit par effectuer sa propre revitalisation. Mais deux traits de cette menace sont intéressants. D’une part, elle est, comme le terrorisme, imprévisible : la machine ne frappe pas d’une manière logique, linéaire. Elle surprend, déplace, force la transformation. Comme la grande figure de l’après-11 septembre, Ossama Ben Laden, le tigre est guetté, on imagine le voir, le traquer, et ses apparitions changent le niveau d’alerte. D’autre part, la machine, mythifiée, chassée tant par les témoins que par les journalistes, force à accepter des changements qui, dans les faits, ne relèvent pas tant du hasard que de considérations politiques et urbanistiques. S’il y a dans Lethem un réflexion sur le 11 septembre, elle se trouverai peut-être ici dans une critique des discours de la peur et de la sécurité qui ont conduits une majorité d’Américains non seulement à accepter des restrictions dans leur liberté et leurs droits individuels mais à les souhaiter. La transformation d’une machine de « destruction massive » en tigre lui donne un visage « acceptable », représente un processus d’infantilisation des témoins : vous ne voyez pas ce que vous voyez, vous voyez ce que nous vous disons que vous voyez…

Si Chronic City ne mentionne pas le 11 septembre, ni même le World Trade Center, le roman se construit toutefois selon une géométrie à deux pôles : d’une part, la fascination pour et la peur du tigre, de l’autre, le brouillard qui a flotté sur la ville au-dessus d’un trou. Mentionné à plusieurs reprises, ce trou, situé uniquement de manière vague comme appartenant au « lower part of the island » (p. 173), est associé à un brouillard gris (« gray fog ») et à une menace vague mais constante. Le trou, jamais nommé, jamais déterminé autrement que par ce brouillard, représente une sorte de No Man’s Land, de terre dangereuse : « I realized I hadn’t been so far downtown since the gray fog’s onset » (p. 233). Autant la machine est, par son association à un tigre, personnalisée, dessinée, autant le brouillard apparaît comme un événement sans date, sans début, sans fin, mais aussi sans cause apparente. Les tours ne sont pas, dans Chronic City, détruites. Elles sont seulement, depuis le brouillard, invisibles : « Philippe Petit crossing that impossible distance of sky between the towers, now unseen for so many months behind the gray fog » (p. 430), comme si, advenant la levée du brouillard, elles ressurgiraient.

Comme avec Let the Great World Spin où la figure de Philippe Petit sert à marquer la distance entre les deux tours, entre le passé glorieux de leur construction et leur absence soudaine, les jours de brouillard, dans le roman de Lethem, rendent visible une rupture dans la vie de la ville, entre l’avant et l’après. Mais Lethem va au-delà d’une simple rupture temporelle. Comme il le fait en mettant en scène le tigre, Lethem utilise le brouillard pour critiquer l’après-11 septembre : « Something happened, Chase, there was some rupture in this city. Since then, time’s been fragmented. Might have to do with the gray fog, that or some other disaster. Whatever the cause, ever since we’ve been living in a place that’s a replica of itself, a fragile simulacrum, full of gasps and glitches. A theme park, really! Meant to halt time’s encroachment. Of course such a thing is destined always to fail, time has a way of getting its bills paid. » (p. 389) La critique de Lethem ne se porte pas sur l’avant-11 septembre. Certes, un changement a eu lieu, dit le personnage, Perkus Tooth, mais c’est depuis le 11 septembre que « nous » vivons dans un monde qui n’est qu’un simulacre, une réplique de lui-même. Un parc thématique, destiné à amusé, à endormir les gens, à les empêcher de voir ce qui se passe réellement, les changements en cours, impossibles à contrer. Si Lethem a, dans ce passage, une vision pessimiste, ce n’est pas tant parce qu’il craint le retour du terrorisme, mais parce qu’on ne peut ruser indéfiniment avec la réalité, elle finit toujours par nous rattraper et demander son dû. Perkus Tooth, sorte de voyant halluciné (drogué et plongé dans son propre brouillard, celui de la marijuana), devient ainsi une Cassandre, annonçant que la fin crainte n’est pas celle qu’on croit, que, voilée, camouflée supposément pour notre protection, elle n’en viendra pas moins et sera alors pire que cette première catastrophe, cette « rupture dans la ville ».

Aussi sûrement, donc, que Lynne Sharon Schwartz ou Don DeLillo, en attaquant de front les attentats, ont écrit des romans qui s’inscrivent dans la littérature du 11 septembre, avec Lethem, c’est à une autre vision de cette nouvelle littérature qu’on accède : l’événement n’a plus à être nommé, il est en toile de fond, et plane encore sur la ville, comme cette odeur de chocolat, sucrée, qui rappelle l’odeur des corps flottant sur la ville pendant des semaines après les attentats. En rusant avec les figures de l’événement, en les utilisant comme leviers tacites, Lethem construit donc une critique de la mythification du 11 septembre et de ses suites. Il y aurait ainsi une mémoire du 11 septembre dont les auteurs new-yorkais seront peut-être les meilleurs dépositaires.

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