À réfléchir autant, à passer tant de temps à imaginer le matin du 11 septembre, peut-être est-il inévitable que chaque aéroport que je visite, chaque avion dans lequel je me retrouve, soit teinté par les événements de 2001. Ce matin, j’attends un vol pour Toronto. Alors que je cherche frénétiquement à terminer la conférence que je donnerai dans quelques heures, une femme arrive pour s’asseoir près de la fenêtre, comme moi. Elle a trois enfants : une petite fille dans une poussette, deux garçons de moins de 4 ans qui s’installent sur le rebord de la fenêtre. La femme est une pro des aéroports : en moins de deux, elle ouvre la valise des enfants, et étale au sol quelques jouets : deux livres, un ourson Elmo rouge, un Nintendo, une couverture, etc. Les enfants sont chez eux dans cet espace d’attente, près de la porte 47 de l’aéroport Dorval. Dans quelques minutes, nous entrerons tous dans l’avion, un Boeing 747 qui nous conduira à Toronto.
Je les regarde, cette famille tranquille, ces enfants bien élevés, et je les imagine dans l’avion, au-dessus du Canada. Se superpose une autre image : les mêmes enfants, la même mère, et moi, quelque part le long de l’Hudson River, nous préparant à mourir quelque part dans le World Trade Center.
Ce n’est pas que le vol me rende anxieuse. Au contraire, avec le temps, je deviens de plus en plus calme et confiante en avion. Je me suis surprise ce matin à faire ma valise en moins de deux, et j’ai passé les contrôles de sécurité avec une efficacité qui n’a rien à envier à celle de George Clooney dans Up in the Air. Ce n’est donc pas la peur que cela se produise à nouveau. C’est, plutôt, comme si je nous voyais, nous préparant pour un vol ordinaire, tout comme ceux qui sont partis de Boston, un matin de septembre.
Depuis quelque temps, il m’arrive de rêver au prochain livre, de concevoir dans mon sommeil son sujet. Je me réveille, et j’ai tout oublié. Ne reste que le livre en cours, ce recueil peuplé de personnages dont certains, comme moi ce matin, attendent leur vol, dans l’anonymat d’un hall d’aérogare. La contamination, elle est là : il ne peut être question de tour sans que ce soient celles du World Trade Center. Il ne peut pour l’instant être question d’avion sans que ce que j’y voie me permette de continuer à imaginer les passagers des quatre vols du 11 septembre. Peut-être est-ce parce que le projet m’occupe encore toute entière. Peut-être est-ce parce que ma réinvention du 11 septembre n’est pas encore terminée.
Comme pour les camions qui ne peuvent plus, après la mort de mon frère et mon propre accident, être innocents, peut-être est-ce aussi, finalement, que le 11 septembre est venu confirmer ce que je savais déjà : une fois à bord de l’avion, installés plus ou moins confortablement dans ces sièges, il nous faut consentir, nous abandonner, et savoir que peu importe ce qu’il arrivera, nous n’y pourrons rien.
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