Chaque fois que je commence une nouvelle de ce projet, chaque fois que j'effleure un personnage, la question de sa survie se pose. Jovette n'aimerait pas. Elle me trouverait certainement lâche. Sauf qu'écrire un recueil de nouvelles sur le 11 septembre et ne "tuer" aucun personnage, ne serait-ce pas la définition même de la lâcheté? Mais alors, qui tuer?
La question de la mort est là, dans mon atelier, elle était là avant que j'entame ce projet sur le 11 septembre. Tous les personnages d'Autour d'eux la fréquentent de près ou de loin, sauf peut-être un, pour lequel il est peut-être question davantage de mort métaphorique. Sauf que l'enjeu n'est pas le même, maintenant. Je ne peux pas tous les faire sortir indemnes des tours. Ce serait contourner une sorte de vérité, non pas parce que mes personnages ont vraiment existé, mais bien parce que j'ai choisi de les placer là, dans ce lieu, ce jour.
Mais alors qui tuer?
Le risque, bien sûr, c'est de sauter à pieds joints dans la mythification. De ne faire mourir que ceux qui le méritent, ou alors de les faire mourir de telle manière qu'ils "représentent" un type de victime. À la fin de la journée du 11 septembre, 3 pompiers ont hissé un drapeau américain sur les décombres. Un geste simple, qu'ils voulaient porteur d'espoir. Un drapeau "emprunté" sur un bateau qui se trouvait à proximité. Un geste simple, transformé en icône. Une photographie qui, finalement, reproduit une autre photographique iconique, celle de Iwo Jiwa. Dans les mois qui ont suivi, les trois hommes sont devenus des figures, ils ont répété le geste devant des foules dans des stades. Comme les soldats d'Iwo Jiwa. Et puis il a été décidé qu'il fallait commémorer le geste, et quoi de mieux qu'une statue. Une statue de bronze, reproduisant une photographie montrant un geste qui reproduit une photographie montrant un geste. Mise en abîme sans fin de l'imaginaire héroïque américain. Sauf que. Sauf que pour témoigner de la "réalité" du 11 septembre, il fut décidé que plutôt que de représenter les trois pompiers du 11 septembre, trois hommes blancs, la statue serait moins homogène que la réalité du FDNY. Évidemment, le geste fut décrié. Cela ne témoignait pas de la réalité des pompiers morts le 11 septembre. Cela détruisait d'une certaine façon l'icônicité des trois pompiers qui avaient décidé d'utiliser leur célébrité pour aider les familles de pompiers.
Quand j'étais enfant, Passe-partout est soudainement devenu multi-ethnique. Protéiforme. Noir, blanc, asiatique. En chaise roulante. Sûrement avec des appareils orthodontiques. À New York, la sculpture jouait du Passe-partout, sombrait dans le politically correct.
Vous comprenez la question n'est-ce pas? Le 11 septembre, près de 3000 personnes sont mortes. Mais 15000 ont pu être évacuées des tours. 3 hommes sont morts pour chaque femme décédée dans les attentats. La moyenne d'âge était de 35-45 ans. Suis-je tenue à une représentation proportionnelle?
Alors je reviens avec ma question de départ: qui dois-je tuer, comment et pourquoi?
3 commentaires:
Question délicate et agréable. Le qui est un pourquoi. Le comment est clair, défini. Puisqu'il s'agit d'une situation dont l'issue est sans équivoque. À quel point est-il nécessaire de démontrer la mort, d'aller jusqu'au bout d'une scène lorsque le théâtre s'effondre?
Même le comment n'est pas si univoque qu'on le croit...
Assurément, le «comment» peut, à lui seul, être un sujet d'écriture. Mais après avoir entendu tes préoccupations et avoir lu tes extraits, je crois que l'enjeu s'approche surtout de l'imaginaire du «comment» plutôt du «comment» réel. La question qui tue tourne autour de ce que tu souhaites évoquer. Quelle éthique de représentation peut transmettre la sensibilité particulière de ton projet? Quelles sont les émotions à l'origine des idées? Ou sinon, de manière plus brutale, quel livre inexistant souhaites-tu lire sur ce sujet?
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