Je repense souvent à l'accident de mon frère. Les faits sont indiscutables: un homme, seul dans sa voiture un mercredi soir, dévie légèrement de sa route, à quelques kilomètres de chez lui, et se retrouve dans la voie d'un camion qu'il ne parvient pas à éviter. La force de l'impact ne pardonne pas. Le camion échoue dans un champ de maïs, la voiture de l'homme est détruite. Voilà les faits. J'ai eu beau tenter de comprendre l'incompréhensible, je n'ai pas pu savoir avec certitude ce qui s'était passé pour qu'un bon conducteur comme mon frère se retrouve là où il était. Toutes les explications sont demeurées dans les airs, même les plus difficiles à envisager, celles qu'on s'empresse de déconstruire parce qu'elles font trop peur. Je ne crois pas au suicide comme option, je le dirai tout de suite: mon frère était beaucoup trop précis, déterminé, pour risquer de se manquer, de survivre, ou pour blesser volontairement quelqu'un. Mais a-t-il eu un malaise? Les vents étaient parait-il forts, ce soir-là. Son jeep a-t-il été déporté par une bourrasque venue des champs? Et si la cause était un simple moment d'inattention, comme tout conducteur a à un moment ou à un autre, comme mon frère a peut-être eu très souvent pendant ses vingt ans de conduite automobile? Je ne sais pas.
Après son décès, accompagnant les pourquoi pour lesquels je n'avais pas de réponse, parce que celui qui aurait pu m'expliquer ce qui s'était passé ne pouvait plus répondre, j'ai aussi demandé comment. Médicalement. Presque froidement. Non, pas froidement, ce n'est pas vrai. Plutôt, méthodiquement: je voulais comprendre comment le corps de cet homme que j'aimais tant avait pu l'abandonner. Mon frère, lorsqu'il était petit, disait toujours "veux voir". Je repense à cela, ici maintenant, et me rends compte que si lui voulait voir, moi, je voulais comprendre. Alors lorsque je n'ai plus eu de mon frère que les souvenirs du soir de sa mort, du choc de le voir là, immobile, j'ai voulu comprendre la mécanique de son corps, de ses blessures, pour parvenir, difficilement, à admettre que mon grand frère n'avait eu aucune chance, et que s'il avait survécu, cela aurait été d'une manière qu'il aurait totalement refusée.
Que reste-t-il, après la mort d'un être aimé? Les faits s'apaisent, à un moment. Ils sont là, ils voilent encore, mais il vient un moment où pour comprendre, pour appréhender cette nouvelle réalité, il nous faut envisager les choses autrement, reconstruire un récit de l'événement qui intégrera ces faits, dans le meilleur des cas, mais qui comblera les espaces que les faits n'expliquent pas. Et au bout du compte, ici, maintenant, que mon frère ait eu un malaise, qu'il ait oublié de regarder devant lui, qu'il ait été emporté par un mouvement de colère ou la recherche d'un téléphone, ne change pas grand chose au fait qu'il n'est plus là. Le pourquoi, le comment, ne réparent rien.
Je n'écris pas la mort de mon frère, c'est vrai. Ou plutôt si, je l'ai écrite à tous les jours depuis le 25 octobre 2006, pour moi, pour la comprendre, pour non pas l'accepter mais vivre avec elle, pour apprendre à voir au-delà d'elle et retrouver mon frère, ma famille, la vie. (Je sais, c'est... mielleux? Laissez passer...)
James Frey, à Métropolis Bleu, a martelé aujourd'hui que les faits et la vérité font deux. Il n'a pas tort: les faits sont peut-être immuables, ils sont également fragmentés: le portrait qu'ils tracent d'un événement ne peut être que troué. Raconter, c'est combler ces trous, c'est adapter les faits pour accéder à une vérité (de l'expérience, du sujet, du texte en cours), pour que le réel de cette fiction, qu'il s'agisse de la mort de mon frère ou du 11 septembre, devienne LA réalité du personnage, du roman, de la nouvelle.
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