mercredi 18 août 2010
Grand déplacement!
lundi 2 août 2010
Chronic City
Oublions le personnage principal, Chase Insteadman, dont le nom (L’homme à la place de…) le place d’entrée de jeu dans l’étrange espace transitoire qu’est sa vie entourée de la fumée de marijuana et du réel presque alternatif construit par le personnage de Perkus Tooth. Ce qui, dans l’œuvre de Lethem, évoque le 11 septembre, ce sont les mentions d’une menace souterraine et celle des jours de brouillard gris.
Le New York de Chronic City est aux prises avec un monstre, présenté comme un animal aussi mythique que le yéti, et dont les supposées apparitions sont surprises par des témoins hallucinés. Parce qu’il faut bien nommer l’ennemi, journalistes et témoins décident qu’ils s’agit d’un tigre, ramenant la destruction en cours à un ennemi connu. « […] Biller instead logged on to the city’s Tiger Watch Web Site. The monster had last been seen two days ago, on Sixty-eighth Street by a couple of Hunter undergraduates, rustling beneath an opened metal grating at a work site. There had been no casualties or damage, and the site ranked risk of an attack tonight as Yellow, or Low-to-Moderate” (p. 226).
Le tigre est en fait une machine qui creusait une nouvelle ligne de métro et qui s’est apparemment emballée, développant sa propre « intelligence », et dépassant les ordres de ses opérateurs. Une sorte de Frankenstein, en somme, qui frappe à tout moment (mais surtout la nuit) et qui, surtout, cause l’évacuation (et la condamnation) d’édifices à logement. Venue d’en dessous, la menace qu’est le tigre finit par effectuer sa propre revitalisation. Mais deux traits de cette menace sont intéressants. D’une part, elle est, comme le terrorisme, imprévisible : la machine ne frappe pas d’une manière logique, linéaire. Elle surprend, déplace, force la transformation. Comme la grande figure de l’après-11 septembre, Ossama Ben Laden, le tigre est guetté, on imagine le voir, le traquer, et ses apparitions changent le niveau d’alerte. D’autre part, la machine, mythifiée, chassée tant par les témoins que par les journalistes, force à accepter des changements qui, dans les faits, ne relèvent pas tant du hasard que de considérations politiques et urbanistiques. S’il y a dans Lethem un réflexion sur le 11 septembre, elle se trouverai peut-être ici dans une critique des discours de la peur et de la sécurité qui ont conduits une majorité d’Américains non seulement à accepter des restrictions dans leur liberté et leurs droits individuels mais à les souhaiter. La transformation d’une machine de « destruction massive » en tigre lui donne un visage « acceptable », représente un processus d’infantilisation des témoins : vous ne voyez pas ce que vous voyez, vous voyez ce que nous vous disons que vous voyez…
Si Chronic City ne mentionne pas le 11 septembre, ni même le World Trade Center, le roman se construit toutefois selon une géométrie à deux pôles : d’une part, la fascination pour et la peur du tigre, de l’autre, le brouillard qui a flotté sur la ville au-dessus d’un trou. Mentionné à plusieurs reprises, ce trou, situé uniquement de manière vague comme appartenant au « lower part of the island » (p. 173), est associé à un brouillard gris (« gray fog ») et à une menace vague mais constante. Le trou, jamais nommé, jamais déterminé autrement que par ce brouillard, représente une sorte de No Man’s Land, de terre dangereuse : « I realized I hadn’t been so far downtown since the gray fog’s onset » (p. 233). Autant la machine est, par son association à un tigre, personnalisée, dessinée, autant le brouillard apparaît comme un événement sans date, sans début, sans fin, mais aussi sans cause apparente. Les tours ne sont pas, dans Chronic City, détruites. Elles sont seulement, depuis le brouillard, invisibles : « Philippe Petit crossing that impossible distance of sky between the towers, now unseen for so many months behind the gray fog » (p. 430), comme si, advenant la levée du brouillard, elles ressurgiraient.
Comme avec Let the Great World Spin où la figure de Philippe Petit sert à marquer la distance entre les deux tours, entre le passé glorieux de leur construction et leur absence soudaine, les jours de brouillard, dans le roman de Lethem, rendent visible une rupture dans la vie de la ville, entre l’avant et l’après. Mais Lethem va au-delà d’une simple rupture temporelle. Comme il le fait en mettant en scène le tigre, Lethem utilise le brouillard pour critiquer l’après-11 septembre : « Something happened, Chase, there was some rupture in this city. Since then, time’s been fragmented. Might have to do with the gray fog, that or some other disaster. Whatever the cause, ever since we’ve been living in a place that’s a replica of itself, a fragile simulacrum, full of gasps and glitches. A theme park, really! Meant to halt time’s encroachment. Of course such a thing is destined always to fail, time has a way of getting its bills paid. » (p. 389) La critique de Lethem ne se porte pas sur l’avant-11 septembre. Certes, un changement a eu lieu, dit le personnage, Perkus Tooth, mais c’est depuis le 11 septembre que « nous » vivons dans un monde qui n’est qu’un simulacre, une réplique de lui-même. Un parc thématique, destiné à amusé, à endormir les gens, à les empêcher de voir ce qui se passe réellement, les changements en cours, impossibles à contrer. Si Lethem a, dans ce passage, une vision pessimiste, ce n’est pas tant parce qu’il craint le retour du terrorisme, mais parce qu’on ne peut ruser indéfiniment avec la réalité, elle finit toujours par nous rattraper et demander son dû. Perkus Tooth, sorte de voyant halluciné (drogué et plongé dans son propre brouillard, celui de la marijuana), devient ainsi une Cassandre, annonçant que la fin crainte n’est pas celle qu’on croit, que, voilée, camouflée supposément pour notre protection, elle n’en viendra pas moins et sera alors pire que cette première catastrophe, cette « rupture dans la ville ».
Aussi sûrement, donc, que Lynne Sharon Schwartz ou Don DeLillo, en attaquant de front les attentats, ont écrit des romans qui s’inscrivent dans la littérature du 11 septembre, avec Lethem, c’est à une autre vision de cette nouvelle littérature qu’on accède : l’événement n’a plus à être nommé, il est en toile de fond, et plane encore sur la ville, comme cette odeur de chocolat, sucrée, qui rappelle l’odeur des corps flottant sur la ville pendant des semaines après les attentats. En rusant avec les figures de l’événement, en les utilisant comme leviers tacites, Lethem construit donc une critique de la mythification du 11 septembre et de ses suites. Il y aurait ainsi une mémoire du 11 septembre dont les auteurs new-yorkais seront peut-être les meilleurs dépositaires.
mercredi 23 juin 2010
Fiction de la vérité, vérité de la fiction
Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Voilà le point de départ. Le moment avant que tout bascule. Voilà d’où part ou devrait partir le récit. Peut-être un nom: Paul, John, Jane, Leah. La couleur de leur complet ou de leur tailleur. Le poids du porte-documents. La commande de café, dans le petit bistro à la sortie du métro. Les conversations anodines, autour du déjeuner, ou le silence. Les gestes du quotidien, crème à raser, déodorant, chemise, bas. Le visage fermé du changeur dans le métro, son histoire à lui. Mais écrire ces détails, ce serait déjà s’approprier quelque chose. La difficulté de raconter, pourtant, préfère ne pas nommer, ne pas préciser. Peut-être parce que, dès lors qu’il s’agit de raconter cela, ces événements, il est inévitable de rencontrer cette sensation: peu importe ce que j’écrirai, au fond. Peu importe comment je le dirai, avec quel mot, comment je décrirai ces vies, ces moments, ces instants. Mon lecteur saura, sans même que je le dise, que mes personnages, si cela en est vraiment, sont condamnés. Il saura que si je dis que le soleil brille, ce sera pour marquer le contraste avec ce qui s’en vient.
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samedi 29 mai 2010
The Twins
The city was quiet, at least as quiet as it could be on a weekday, with the cabs fighting the cars fighting the buses fighting the bikes and the pedestrians and the dogs and the kids on their way across town on 6th avenue. As I sat in the coffee shop, slowly calming myself, my hands wrapped around a bowl of latte, I savored this return to normalcy. The vacation was finally over, I had left the twins at school and somehow managed to tear myself away from them in record time.
I had tried everything, read all the books I could find. When they were 4, after I realized I could teach a class on fear of abandonment but could not reassure my own children, I even consulted a child psychiatrist who, after meeting them, simply told me that the twins would outgrow their insecurities when they had “sufficient experience” of me returning when I had said I would. I asked, What is sufficient? He shrugged. I didn’t like the shrug. I resented it. I thought a doctor would have something to offer, tips, exercises. I was willing to accept any blame coming my way to explain my children’s behavior. Maybe I ate too much fish while pregnant. Or didn’t drink enough water. Or didn’t sing enough songs while they were infants. He shrugged again, simply suggesting that my children may have suffered a small trauma while in the womb. Or they were experiencing vicarious trauma, for something I had not properly dealt with in my own life. I could think of no such thing. Nothing “significant” enough to explain why two 4-year olds needed to be hand-held for every single activity, even when their play dates couldn’t run fast enough from their own parents.
I left the doctor’s office none the wiser and attempted to weather the storms.
I had now lived through 6 years of this dictatorial regime, condemned to pee with a child on my lap, to sleep knowing that the smallest noise, even a snore, could unleash the two-head monster that had bunk beds in the other room, 6 years during which I scarcely had a moment to myself because no babysitter would come twice. After going through an alarming number of undergrad students to look after my girls, I realized quickly that the babysitters had even started speaking among themselves and none would dare answer to my calls for help. So after all this time, I had come to the realization that nothing I could do to make my children feel safe and secure would be enough. I would, always, come short. Always, or until they had, how did the good doctor put it, “had sufficient experience” of my faithfulness to my word. I still stayed with the babysitter until the girls were starting to wander around the room. I still worried about what I would find when I returned, or the report I would get from whomever was in charge. But I had, somewhat, come to terms with my failings, and understood that it would take time. And that the best I could do was, aside from being a good mother, to make sure that no adult left with my girls suffered too much. So this morning, the fact that it took me only 20 minutes to settle the girls well enough for me not to feel guilty for leaving them with their teacher made me feel like celebrating. It was getting better. All summer I had seen small improvements, brief moments when the girls forgot to be scared and enjoyed themselves.
I entered a coffee shop and sat down with the students and the artists working at the other tables. I could not do this often; it implied having free time, which had become scarce since Chuck had left us. That lack of time, or relief, was the only downside to our separation. Ever since we had found out that I was expecting twins, Chuck had been an asshole, as if that extra baby that Mr. Planning could not foresee had pushed him back into his adolescence. He left after their first birthday party, simply telling me it — meaning the kids, the noise, the lack of downtime, the burden of responsibilities —would only get worse.
As I sat drinking my coffee and eating a pastry, I smiled at the private joke: it was finally getting better, and I alone would get to enjoy it! Chuck had decided to see the girls only in family gatherings, where he could dump the care of our daughters on his mother, sisters, sister-in-laws; even his brothers where better at this than him. I had his guilty conscience to thank for the fact that he paid, however, his child-support like clockwork, and very generously, I might add, and did not want to formalize our separation by a divorce until either one of us needed it. It was, therefore, the best of both worlds: I didn’t have to move or find cheaper babysitters, and he was free of the care of our children. Free moments, like now, were nevertheless few and far between. Soon, I would have to go back to work. But, I still had an hour.
It didn’t happen suddenly. A murmur started in the coffee shop, and it took a while for it to become strong enough to reach me. A young man stood up, and said in a shaking voice that the World Trade Center had been hit by what was believed to be a plane. I asked him what kind of plane. Where on the tower. Which tower. He didn’t know. He knew nothing, in fact, aside from the small fact that an object hit a tower on a day where you could see for miles. In the back of my mind, I figured either it was a joke, or it was not an accident. A joke, in this oh-so-politically-correct time, seemed unlikely. An accident would have made much more sense had it involved one of those tourist planes over the many midtown buildings concentrated on a small block. Or way downtown, close to Wall Street, in those old streets. But… but no, there was no way that a pilot could forget or lose track of the towers. Not those big monsters. I left $10 on the table, took my bag and left.
I made my way onto the street. There was a hush on the corner of 12th street and 6th avenue, even with the screeching of the fire and rescue trucks going downtown. I stood on 6th , looking at the smoke pouring from the tower. I could not see much, I mean aside from the smoke, and the faces of the other onlookers as we stood there. Around me, there were a few cries, and yet most of us where mostly curious. A plane, there. Why not crash in the river, instead, if a crash was inevitable? I started walking down 6th, planning to get closer, to get a better view. Somewhere around 4th street, the vibrations of a sound above me made me, instinctively, crouch. It happened fast, too fast for me to even register it, as if the sound and the vibrations had lingered in me longer to allow me to associate them with the sudden explosion of reds and blacks and white feathery papers that filled the sky.
Now I knew. I knew it could not have been an accident. And I was not alone in the understanding: all around me, the chattering that had united dozens of bystanders stopped and was replaced by a cry, a gasp, and a few curse words. My mind was blank, still inhabited by the vibrations and sounds and papers, still filled with the sudden knowledge that something had shifted, some quiet balance that had kept the world at bay and protected us from the bombs of the others. It had not been peace. Nor had it been, after all, our might. It had, only, been a truce.
I started backing up, unwilling to look anywhere else, yet aware, deep in my mind, that getting away from the buildings could possibly be something along the lines of sanity. I kept bumping on people who merely mumbled instead of the rude words I would have normally received, had I attempted this delicate maneuver on any other day. People were sobbing now, frantically dialing on their cell phones, pointing at the towers. The voices were coming back, hitting higher notes, as the people related to newcomers what had happened. I could not see their faces, as I walked backwards, yet I envied the new guys: they didn’t know. They could still live in that time before the end of the truce, they could still delay the realization. We couldn’t. We, the people who saw, could not tear our collective gaze from the smoking guns ahead of us. I suspected that the images had been seared onto our retinas.
Suddenly, as I was expecting something else to happen, I thought of the girls. I had forgotten them, for a few minutes, and it appeared like an unforgiveable act. If my going to the bathroom scared them, what would this do to them? I turned away from the towers and started running, my bag hitting the crush of people still gathering on the street corners, my mind suddenly filled with one thought: getting to my kids before… I didn’t know before what. I couldn’t finish the thought. Something else, something even worse could happen, would happen, was happening, right now, and I had been stupid enough to attempt to get closer to the buildings, forgetting I had responsibilities, two lovely, so lovely girls.
I saw the streets run by me, 7th, 8th, 9th, 10th, and finally found myself in front of the school. I was not alone there. Parents where arriving from every direction, talking nervously to one another. Most had been on the subway when it happened, or making their way towards their desks. A few, like me, had seen it from a street corner. Others had just arrived at the school with their excited children, expecting a normal day, protected, by some magical enchantment, from the knowledge that united all the others. I didn’t know these people. My kids were only starting first grade, so I had not made many friends among the parents. Yet, as we stood waiting by the doors for our sons and daughters, knowledge created a bond, however fraught by the differences in understanding and witnessing of something that lacked, at least for now, a distinct meaning. We didn’t know, aside from the little that we knew and could fit in one sentence (two planes hit the towers of the World Trade Center), what it all meant. Was it over? What was happening, high in the towers?
I had left the girls at school less than an hour ago. During that hour, I had seen planes and papers doing things that made no sense. All I wanted was to hold my kids, and promise that I would never leave them to deal alone with all that. I expected them to be scared, troubled, even traumatized by the sounds of the explosions and the sudden change in their routine caused by my arrival at school around 9:30. I expected them to punish me, in a way, for that. I expected them to cling even closer to me now, and it made sense, after all. I suddenly welcomed it. I may have been 36, but if my mother were alive, I would hide on her lap, with her hand stroking my hair, the other one on the small of my back, her voice soothingly telling me that everything would be ok, that we were safe. I wished my mom was still there, because she would have taken us in, my daughters and me, and hugged us until the images of the plane being swallowed by the tower receded from my burnt eyes.
But I was the mother now. So I walked into the school, and stood in front of Mrs. Pauls’ first grade class, expecting to witness some unrest in the classroom. Surely, they had heard. Or at least felt the turmoil that was taking the city. Yet, all 25 kids were sitting in a circle, listening to Mrs. Pauls read a story. Julianne and Katherine were not even side-by-side. Katherine was giggling in the ear of some blond little girl, while Julianne, sitting between a redheaded boy and a sturdy girl, had a serious frown on her face. Mrs. Pauls stood up when she saw me in the doorway. She walked towards me, and though my girls saw me, they didn’t move an inch, simply looking at each other. She asked if I was sure I wanted to “disrupt” the children. As if my coming there to rescue my kids and bring them to safety was more disruptive than what was going on downtown! I was gearing myself for an argument when we heard some yelling. Mrs. Pauls, ever so stoic, walked slowly in the hallway, towards the sound. The principal was standing in front of a TV screen, his hands on his mouth. He turned to face us, and simply said “It’s gone”. What could be gone? “The tower, the other tower. It disappeared.”
As if what I had seen so far made sense, this new level of impossibility struck me to my knees. Where could it have gone? I looked at the images, attempting to decipher the dust and the cloud of debris. Surely, something would be left, at least half of the tower, the one half that wasn’t touched by fire. Mrs Pauls had put her hand on my shoulder. Quietly. If that tower can go, she murmured, then the other one will too. You can’t leave. The children can’t leave.
And so we waited. I sat in the girls’ classroom, watching them listening to Mrs. Pauls’ stories, Katherine and Julianne, giggling girls who now looked nothing like the crying babies I had left 2 hours before. They didn’t even come to sit with me; they stayed in their place, Katherine beside the blond girl, Julianne with the redheaded boy. Until the parents of the other children came, we stayed. And then, around 2 or 3 in the afternoon, when it became somewhat clear that the worst was over, we left. The twins asked for ice cream: it smelled too bad to eat outside, so we bought it and walked home. There, they ran to their room, unfazed by the sounds and smells, and left me alone in the living room. I offered to read them a story, to play with them. I asked if they needed to talk about their day. They shrugged.
They didn’t even realize it when I stepped outside, on the landing, to discuss the day with the neighbors.
lundi 24 mai 2010
Une question de structure
lundi 17 mai 2010
Les paires
mercredi 5 mai 2010
À quoi servent les théories du complot?
jeudi 29 avril 2010
L'américanité
samedi 24 avril 2010
La vérité? (2)
La vérité? (1)
jeudi 22 avril 2010
Peter et Eva
Il voudrait, pour qu’ils la comprennent, pour que son portrait soit le plus vrai possible, il voudrait pouvoir dire qu’elle pleurait toujours après. C’était cela qui l’avait séduit, plus que ses yeux, plus que la passion qui agitait ses mains, plus que son corps de nageuse même si elle détestait l’odeur des piscines publiques. Après l’amour, elle pleurait, des larmes tranquilles, de chaque côté de ses joues, à l’extrémité extérieure de ses yeux. Il s’était inquiété, la première fois, puis il avait compris que c’était à ce moment-là, lorsque les larmes coulaient, qu’elle jouissait.
Il avait connu plusieurs femmes au cours de sa vie adulte, des femmes qui sentaient parfois le besoin d’appuyer leur orgasme de bruits, de sons et de paroles, et passé ses premières années où il avait besoin de preuves pour se croire adéquat, apte à donner du plaisir, il s’était mis à se méfier des bruyantes. Il était si facile, avait compris Peter, de feindre, qu’il avait commencé à chercher d’autres signes chez ses partenaires, des signes plus discrets. Le frémissement d’une main dans son dos. Un son dans le fond de la gorge. Des paupières s’ouvrant brusquement. Peter aimait suivre ainsi la montée de la jouissance des femmes qu’il rencontrait, mais certaines craignaient ce regard attentif à un moment où elles se seraient voulues tellement absorbées dans leur corps que les yeux de leur amant venaient déranger quelque chose.
Leur première nuit aurait pu être qualifiée d’erreur. Un flirt d’ascenseur Trop d’alcool. Un lit. Peter et Eva. Le désordre de vêtements lancés derrière eux, alors qu’ils titubaient vers la chambre. La cavalcade des mains, les têtes qui se heurtent parfois, le déplacement d’un bras, d’une jambe, pour faire place à cette autre chose, ce mouvement soudain unifié. Un cri, non, pas un cri, un son venu du fond de la gorge d’Eva, et un ahanement encore plus profond de Pierre. Des sons aussi indistincts que leurs mouvements. Aussi concentrés que les sensations.
Mais ce n’est qu’après que commencèrent les choses, après cette première nuit où Peter ne remarqua rien de particulier chez Eva, et où Eva fit ce qu’elle avait à faire, ressentit ce qu’elle ressentit, et rentra chez elle au petit matin avec le numéro de Peter sur son Palm Pilot.
Il se la raconte ainsi, la main courant sur le métal chaud de la rampe d’escalier. Voilà quelques étages maintenant que les pieds se débattent dans l’eau venue des gicleurs, aussi inutile qu’une petite tasse à thé pour écoper sur le Titanic. Il sait cela, pendant qu’il avance, il le sait sans avoir vu autre chose que des milliers de feuilles de papiers volant du haut de la tour, confettis pour un mardi de fête.
Eva pleurait. Une larme, de chaque côté de son visage. Il savait ainsi qu’elle jouissait. Il se répète cela, lui, Peter Thornbridge, 38 ans, comme si en l’évoquant, il la gardait en vie, il se maintenait en vie. Les marches, l’une après l’autre, le ressac de l’eau sur les paliers, la sueur dans son dos et sur sa main, la chaleur de la cage d’escalier. Avec la jouissance d’Eva, de petits, tous petits détails l’empêchent de bousculer cette descente de fourmis, sage et rangée, alors que son corps entier lui crie qu’il doit sortir, sortir maintenant, sans tarder. Le temps n’est pas à l’attente, et pourtant, voilà tout ce que Peter fait depuis maintenant 49 minutes.
Lorsqu’il s’arrête un moment pour laisser passer une autre compagnie de pompiers, Peter lit les consignes de sécurité d’un extincteur. Comme si, devant la perspective du feu mangeant son corps, l’homme moyen avec la concentration nécessaire pour intégrer les règles d’utilisation d’un extincteur. Pour mesurer la distance entre soi et le feu, viser correctement, appuyer sur la gâchette. Peter s’interroge sur le nombre d’extincteurs dans la tour, et se demande si quelqu’un, là-haut, s’emploie à attaquer le feu. Il recommence à descendre.
Étrange n’est-ce pas, dans une ville comme New York où, à l’heure de pointe, il ne faut pas hésiter à pousser pour entrer dans le métro, tout ça pour gagner quelques minutes, arriver plus tôt à destination, étrange que quelqu’un quelque part s’attende à ce que des milliers de personnes empruntent des cages d’escaliers d’une manière calme et posée. Apparemment, oui, s’il en croit le calme relatif avec lequel les pieds suivent le flot maintenant continu de l’eau qui déferle. Une marche à la fois. Poliment. Sagement. Un peu plus, et ils se tiendraient tous par la main, deux par deux, en chantant des chansons d’école.
samedi 17 avril 2010
L'impossible rencontre
vendredi 16 avril 2010
Leah (3)
Elle rêve d’enlever ses chaussures, ses bas, son veston, sa foutue carte d’identité qui continue à presser sur ses côtes. Elle rêve surtout de recommencer son matin, de retourner là-haut. Elle resterait assise à son bureau pendant que s’effareraient ses collègues, calme, posée, leur répétant qu’elle les suivait, là, tout de suite, ne m’attendez pas. Bill la houspillerait un peu, mais l’odeur de la fumée, les bruits aux étages supérieurs, cela suffirait pour qu’il la laisse tranquille, après lui avoir fait promettre qu’elle les retrouverait en bas.
La femme devant elle descend avec une détermination martiale. Leah l’envie, pense poser une main sur son épaule et lui demander, tout naïvement, comme elle fait pour être si sûre d’elle quand le gypse tombe et les tours tremblent. Elle l’entend dire grosso modo et trouve cela étrange, ces mots dans la bouche d’une femme dans l’escalier d’une tour dans un New York que Leah devine peuplé de sirènes et de caméras de télévision.
En se levant, le matin après le mariage d’Eleonora, Leah se sentit calme. Pour la première fois depuis mai, l’insomnie ne l’avait pas torturée. Elle prit cela pour un signe, la confirmation que sa décision était la bonne. Elle savait qu’il lui faudrait quelques semaines pour faire de l’ordre dans ses choses, donner des objets, régler la paperasse, s’assurer que personne ne découvre de secrets compromettants. Pas qu’elle eut grand chose à cacher. Mais Leah avait toujours tenu à préserver son intimité. Lorsqu’elle riait encore, et Leah pense à cela pendant qu’elle se laisse guider par la cheftaine devant elle, Leah disait que grandir dans une maison aux chambres sans portes et peuplée de 5 garçons avaient fait d’elle la sauvage qu’elle était. Pas étonnant, racontait-elle, lorsqu’une fillette se fait prendre la main dans sa culotte la première fois où elle s’essaie vraiment à découvrir ce dont les copines parlent à la récréation.
mardi 13 avril 2010
Leah (2)
Le problème, pense Leah pendant qu’elle sent derrière elle la pression de centaines de marcheurs, le problème, c’est que je ne sais pas pourquoi il me faut me reconstruire. Un matin, en mai, elle s’est levée et tout était devenu compliqué. La veille, rien, aucun problème réel, un peu d’ennuis financiers, un peu d’ennui tout court. Et puis le matin suivant, ce fut comme si le ciel lui était tombé sur la tête, et elle n’a pas pu se sortir du lit avant deux jours. Incapable de bouger. Incapable de faire autre chose que de pleurer, pleurer des larmes qui venaient elle ne savait d’où, qui l’avalaient, l’étouffaient. Elle a cru qu’elle mourrait là, dans son lit, un samedi de mai, pendant que dehors le printemps ressemblait à l’été. Elle a laissé ses couvertures et les larmes prendre le dessus, cessé de retenir le cri rauque qui agitait son corps, et attendu la mort.
Mais la mort n’est pas venue. Et Leah a trouvé un élan, juste assez pour se rendre chez le médecin, entre les vélos et les taxis.
Elle va mieux, certes. Ne passe plus des heures, recroquevillée dans son lit à peupler sa chambre de sons et de pleurs qu’elle ne peut pas reconnaître. Ils venaient de si loin. Pendant quelques semaines, en juillet, Leah a espéré que cet apaisement annonçait la fin du vide. Elle a rêvé de se retrouver, de se regarder dans le miroir sans dédain, sans voir dans ses yeux le vide qui l’agitait encore. Mais depuis le mois d’août, depuis le 17 août en fait, Leah a compris que le cocktail de médicaments et le sourire apaisant de son psychologue n’ont fait que masquer ce grand trou qui la remplace.
Le 17 août, Leah a revêtu sa plus belle robe, celle qui lui a toujours donné l’envie de tourner sur elle-même pour sentir la douceur et le froissement du tissu. Au mariage de son amie Eleonora, sur un bateau parcourant l’Hudson River, Leah a souri, pendant que sa robe s’agitait au vent et que le photographe la regardait en lui disant de se tasser un peu sur la gauche. Elle a dansé, but un peu, bien mangé. Ses amis lui ont dit qu’elle avait enfin l’air d’aller mieux. Elle a opiné, attrapé un verre de champagne. Souri. Ce n’était pas un faux sourire. Mais elle ne souriait pas pour ce qu’ils croyaient tous.
Leah n’a jamais aimé laisser les choses en plan. Elle est rentrée très tard du mariage d’Eleonora, soûle de soleil et de l’air marin. L’esprit clair, par contre, pour la première fois depuis ce matin de mai.
dimanche 11 avril 2010
Leah et l'ironie
Leah se bat. Avec la veste empêtrée dans le sac coincé entre la carte d’identification et le portemonnaie qu’elle n’a pas eu le temps de ranger dans le bon compartiment. Elle se bat aussi avec des chaussures trop neuves et trop serrées, avec le désir de s’asseoir là, de ne plus bouger, de se mettre à pleurer, ou à rire, ou à crier. Mais surtout, Leah se bat avec elle-même. Ce n’est pas nouveau, cette lutte, Leah la connaît bien, il lui semble qu’elle l’habite depuis sa naissance. Non, ce n’est rien d’inédit. Sauf que si le combat est le même, les causes, cette fois, sont différentes. Et c’est avec cela que Leah se débat, pendant que ses souliers avalent ses pas, que le portemonnaie menace de se vider sur le sol, et qu’elle se demande sans cesse pourquoi elle continue à avancer. Les autres, elle les comprend. Ils veulent survivre. Mais elle?
Leah est arrivée au travail à 8h30 précises pour ce qu’elle savait sa dernière journée de travail. Pas seulement pour la compagnie. Ce mardi serait son dernier mardi, elle avait décidé d’en finir. Sa vie n’était pas si triste, ni si vide. Mais elle ne lui apportait plus rien. Leah, depuis mai, se sent vide. Neutre. Voilà le bon adjectif : neutre. Elle voudrait pouvoir pleurer, crier, hurler, elle rêverait de ressentir quelque chose, autre chose que ce grand silence en elle qui ne lui laisse aucun répit. Elle ne sourit même plus lorsque le soleil lui chauffe le visage ou que le rire d’un enfant surgit de nulle part. Tout l’été, elle a attendu, espéré que quelque chose se réveille en elle. Vu un psychologue. Pris des médicaments, pilules jaunes, bleues, blanches, qui l’étourdissaient et ne faisaient pas plus que mettre ce silence en elle en sourdine. Soyez patiente, lui ont dit tant le médecin que le psychologue. Il faut du temps pour se reconstruire.
Le problème, pense Leah pendant qu’elle sent derrière elle la pression de centaines de marcheurs, le problème, c’est que je ne sais pas pourquoi il me faut me reconstruire.mercredi 31 mars 2010
Le sens des nombres
vendredi 26 mars 2010
La contamination
À réfléchir autant, à passer tant de temps à imaginer le matin du 11 septembre, peut-être est-il inévitable que chaque aéroport que je visite, chaque avion dans lequel je me retrouve, soit teinté par les événements de 2001. Ce matin, j’attends un vol pour Toronto. Alors que je cherche frénétiquement à terminer la conférence que je donnerai dans quelques heures, une femme arrive pour s’asseoir près de la fenêtre, comme moi. Elle a trois enfants : une petite fille dans une poussette, deux garçons de moins de 4 ans qui s’installent sur le rebord de la fenêtre. La femme est une pro des aéroports : en moins de deux, elle ouvre la valise des enfants, et étale au sol quelques jouets : deux livres, un ourson Elmo rouge, un Nintendo, une couverture, etc. Les enfants sont chez eux dans cet espace d’attente, près de la porte 47 de l’aéroport Dorval. Dans quelques minutes, nous entrerons tous dans l’avion, un Boeing 747 qui nous conduira à Toronto.
Je les regarde, cette famille tranquille, ces enfants bien élevés, et je les imagine dans l’avion, au-dessus du Canada. Se superpose une autre image : les mêmes enfants, la même mère, et moi, quelque part le long de l’Hudson River, nous préparant à mourir quelque part dans le World Trade Center.
Ce n’est pas que le vol me rende anxieuse. Au contraire, avec le temps, je deviens de plus en plus calme et confiante en avion. Je me suis surprise ce matin à faire ma valise en moins de deux, et j’ai passé les contrôles de sécurité avec une efficacité qui n’a rien à envier à celle de George Clooney dans Up in the Air. Ce n’est donc pas la peur que cela se produise à nouveau. C’est, plutôt, comme si je nous voyais, nous préparant pour un vol ordinaire, tout comme ceux qui sont partis de Boston, un matin de septembre.
Depuis quelque temps, il m’arrive de rêver au prochain livre, de concevoir dans mon sommeil son sujet. Je me réveille, et j’ai tout oublié. Ne reste que le livre en cours, ce recueil peuplé de personnages dont certains, comme moi ce matin, attendent leur vol, dans l’anonymat d’un hall d’aérogare. La contamination, elle est là : il ne peut être question de tour sans que ce soient celles du World Trade Center. Il ne peut pour l’instant être question d’avion sans que ce que j’y voie me permette de continuer à imaginer les passagers des quatre vols du 11 septembre. Peut-être est-ce parce que le projet m’occupe encore toute entière. Peut-être est-ce parce que ma réinvention du 11 septembre n’est pas encore terminée.
Comme pour les camions qui ne peuvent plus, après la mort de mon frère et mon propre accident, être innocents, peut-être est-ce aussi, finalement, que le 11 septembre est venu confirmer ce que je savais déjà : une fois à bord de l’avion, installés plus ou moins confortablement dans ces sièges, il nous faut consentir, nous abandonner, et savoir que peu importe ce qu’il arrivera, nous n’y pourrons rien.