mercredi 11 février 2009

Les statistiques de la mort

Une prof d'écriture dramatique disait que tuer un personnage était lâche. Une façon de ne pas aller jusqu'au bout. De vouloir faire aboutir les choses plus rapidement ou brusquement, pour créer un effet, pour bousculer le spectateur. Peut-être lisait-elle nos brouillons et en avait-elle assez des éclats de jeunes à peine sortis de l'adolescence.

Chaque fois que je commence une nouvelle de ce projet, chaque fois que j'effleure un personnage, la question de sa survie se pose. Jovette n'aimerait pas. Elle me trouverait certainement lâche. Sauf qu'écrire un recueil de nouvelles sur le 11 septembre et ne "tuer" aucun personnage, ne serait-ce pas la définition même de la lâcheté? Mais alors, qui tuer? 

La question de la mort est là, dans mon atelier, elle était là avant que j'entame ce projet sur le 11 septembre. Tous les personnages d'Autour d'eux la fréquentent de près ou de loin, sauf peut-être un, pour lequel il est peut-être question davantage de mort métaphorique. Sauf que l'enjeu n'est pas le même, maintenant. Je ne peux pas tous les faire sortir indemnes des tours. Ce serait contourner une sorte de vérité, non pas parce que mes personnages ont vraiment existé, mais bien parce que j'ai choisi de les placer là, dans ce lieu, ce jour. 

Mais alors qui tuer? 

Le risque, bien sûr, c'est de sauter à pieds joints dans la mythification. De ne faire mourir que ceux qui le méritent, ou alors de les faire mourir de telle manière qu'ils "représentent" un type de victime. À la fin de la journée du 11 septembre, 3 pompiers ont hissé un drapeau américain sur les décombres. Un geste simple, qu'ils voulaient porteur d'espoir. Un drapeau "emprunté" sur un bateau qui se trouvait à proximité. Un geste simple, transformé en icône. Une photographie qui, finalement, reproduit une autre photographique iconique, celle de Iwo Jiwa. Dans les mois qui ont suivi, les trois hommes sont devenus des figures, ils ont répété le geste devant des foules dans des stades. Comme les soldats d'Iwo Jiwa. Et puis il a été décidé qu'il fallait commémorer le geste, et quoi de mieux qu'une statue. Une statue de bronze, reproduisant une photographie montrant un geste qui reproduit une photographie montrant un geste. Mise en abîme sans fin de l'imaginaire héroïque américain. Sauf que. Sauf que pour témoigner de la "réalité" du 11 septembre, il fut décidé que plutôt que de représenter les trois pompiers du 11 septembre, trois hommes blancs, la statue serait moins homogène que la réalité du FDNY. Évidemment, le geste fut décrié. Cela ne témoignait pas de la réalité des pompiers morts le 11 septembre. Cela détruisait d'une certaine façon l'icônicité des trois pompiers qui avaient décidé d'utiliser leur célébrité pour aider les familles de pompiers. 

Quand j'étais enfant, Passe-partout est soudainement devenu multi-ethnique. Protéiforme. Noir, blanc, asiatique. En chaise roulante. Sûrement avec des appareils orthodontiques. À New York, la sculpture jouait du Passe-partout, sombrait dans le politically correct.

Vous comprenez la question n'est-ce pas? Le 11 septembre, près de 3000 personnes sont mortes. Mais 15000 ont pu être évacuées des tours. 3 hommes sont morts pour chaque femme décédée dans les attentats. La moyenne d'âge était de 35-45 ans. Suis-je tenue à une représentation proportionnelle?

Alors je reviens avec ma question de départ: qui dois-je tuer, comment et pourquoi? 

dimanche 1 février 2009

Les hasards

À ce moment, la plupart pensent encore qu'il s'agit d'un accident. De nombreux témoignages attestent que la majorité d'entre eux [les gens pris dans les étages au-dessus du point d'impact, dans la tour nord] a survécu jusqu'à l'effondrement de l'immeuble à 10 h 28. Ils ont souffert 102 minutes — la durée moyenne d'un film hollywoodien. (Philippe Beigbeder, Windows on the World)

Cette idée n'est pas neuve, elle a surgi du désordre qui a suivi les attentats, dans les quelques minutes suivant la fin. Elle n'est pas neuve, et Beigbeder ne peut certes pas la revendiquer comme sienne. Mais elle témoigne tout de même d'une chose: ce qui hante les consciences, ce sont les hasards du 11 septembre 2001. Un ciel bleu, limpide, comme toile de fond à la destruction. 102 minutes, très exactement, entre le premier avion et le deuxième effondrement, 102 minutes pendant lesquelles, sous un soleil qui n'a même pas eu la décence de se cacher derrière un petit voile nuageux, les Américains ont eu les yeux tournés vers le haut.
Peut-être est-il inévitable de se demander ce qu'il se serait passé n'eût été un hasard météorologique, et une réaction physique du métal que les terroristes eux-mêmes n'avaient ni prévue, ni même espérée. Et que veut dire cette perfection apparente d'un ciel limpide et de la réalité rejoignant la fiction (elle ne l'a pas vraiment dépassée, mais l'a peut-être rendue obsolète, du moins pour un temps) dans ses codes et ses modes de fonctionnement.

Est-il étonnant, dès lors, que les gens aient voulu croire à un coup monté par une instance supérieure, qu'il s'agit d'une intervention divine (ou diabolique), ou de Big Brother, l'oncle Sam, la CIA, le FBI, etc.?  Les hasards, aussi cruels et inexplicables soient-ils, ne sont-ils pas la preuve qu'attendent, que recherchent les théories du complot, pour nous prouver qu'il n'y a pas, justement, de hasard? Et n'est-il pas plus simple, voire plus rassurant, de pouvoir pointer du doigt le coupable, de pouvoir dire, haut, très haut, pour cacher l'angoisse, l'anxiété, la panique, voilà, c'est lui, ce sont eux, cela ne peut être qu'eux, parce qu'ils ont un autre plan que simplement nous détruire?