Le "Social Studies School Service" a créé le "September 11th Education Program": un cartable, contenant deux dvd et du matériel didactique reproductible. L'objectif? bien évidemment, offrir aux enseignants du secondaire (grades 6-12) le matériel vidéo, photographique et écrit leur permettant de présenter le 11 septembre à leurs étudiants. L'idée n'est pas en elle-même mauvaise: bien sûr, il faut enseigner le 11 septembre à des enfants qui, pour la plupart, n'étaient pas en âge de le comprendre lorsqu'il a eu lieu. Bien sûr, il faut organiser l'information, proposer un point de vue sur l'événement, et au mieux proposer différents points de vue sur les enjeux liés à l'événement.
Les dvd comprennent différents éléments: un vidéo commémoratif des grands événements de la journée, avec extraits d'entrevues de survivants, de familles des victimes, et de figures politiques (aurait-on vraiment pu faire l'économie de Guiliani?); et 70 entrevues mettant en scène les mêmes survivants, membres des familles, figures politiques, journalistes, etc., autour à la fois de la reconstitution d'une ligne du temps de la journée du 11 septembre et de différents thèmes reliés à l'événement, comme sa commémoration, la sécurité nationale, etc.
Il est évident que l'histoire enseignée aux enfants ne peut faire autrement qu'être biaisée. Ou enfin, il apparaît évident qu'elle ne peut faire l'économie du point de vue, celui du vainqueur dans le cas des conflits, ici celui de la victime. Dès le premier vidéo, le point de vue est clair: il sera question tout au long des extraits de l'événement à l'échelle des personnes, et non de l'état ou des raisons derrière les attentats. Bien sûr, dirai-je encore une fois, un acte d'une telle ampleur ne peut être justifié d'aucune façon, ce serait en minimiser l'impact. Certes. Mais de la même façon qu'il serait à mon sens erroné de parler ici de la montée du nazisme en Europe sans mentionner qu'au même moment, le Québec connaissait lui aussi sa propre radicalisation, histoire de montrer aux enfants que nous ne sommes pas à l'abri de l'extrémisme, ne serait-il pas possible de présenter l'événement dans son ensemble, en expliquant qui étaient les terroristes? Or, à aucun moment dans les multiples segments est-il question des revendications des groupes terroristes. Les individus ayant perpétrés les actes sont mentionnés, certes, mais en passant, et d'une manière qui, encore une fois, personnalise la discussion: ce n'est pas le groupe qui est désigné, ce serait lui donner une existence, une légitimité. Non, ce sont les "bad guys", les méchants.
S'il est possible de repérer, même sans avoir consulté les fiches écrites, certains des objets étudiés, par exemple les pour et contre des différents groupes s'opposant lorsqu'il est question du mémorial, l'absence complète d'un point de vue global sur l'événement, d'un point de vue dépassant dans les faits les 102 minutes de son déroulement, a de quoi étonner. Évacués de ce programme les événements précédant les attentats, sauf pour une ou deux mentions de l'attentat de 1993. Nul mot de ce qui a suivi les attentats non plus, en dehors de ce qui concerne directement les sites (déblayage, identification des restes, reconstruction, mémoriaux).
En fait, cela étonne, mais pas tant que ça. Au fond, même si dès les premiers instants, apparaissaient sur les écrans de télévision et les journaux imprimés les références à la guerre, la couverture du 11 septembre a été aveuglée d'entrée de jeu par la notion de victimes. Voire de martyres. Et le plus souvent de héros. Les "portraits of grief" du Times, en dirigeant l'attention, à chaque fois, sur une anecdote pour décrire la victime, avaient entrepris cette personnalisation de l'événement. Et cette personnalisation a pour effet de créer une surcharge émotionnelle comme Susan Sontag allant chercher tous les matins sa "dose" du 11 septembre en lisant les portraits et en versant quelques larmes. Que fait la surcharge? Elle a pour objectif de rendre visible, de donner un visage aux milliers de morts. C'est un objectif noble, auquel il est difficile de s'opposer, car la violence de la destruction du 11 septembre, cette violence qui a "pulvérisé" et annihilé ces corps et ces immeubles, a eu un effet justement dépersonnalisant. Mais la surcharge a un effet pervers: sous prétexte de rendre visible la victime, elle voile l'événement, de sorte qu'au lieu de voir à la fois la victime et l'acte, l'acte et son contexte, le contexte et ses causes, on ne voit plus que le visage d'un homme, d'une femme.
Ce que dit sans le dire le document pédagogique, c'est que rien ni personne n'aurait pu prévenir le 11 septembre, et le 11 septembre ne se compare à aucun événement dans l'histoire (disons des États-Unis, même si les discours vont au-delà des limites nationales). Derrière cette surcharge émotionnelle se cache ainsi un autre mécanisme du 11 septembre: marteler l'innocence de la victime permet la constitution du discours d'exception, de l'incommensurabilité de l'événement. Et c'est ne considérer de l'événement que sa part humaine, l'extraire de son contexte socio-historico-politique. Ce qui me semble plutôt dangereux.
Et cela, Jay Winuk, dans son commentaire au sujet de la création du 9/11 National Day of Service le dit très bien: fusionner la mémoire du 11 septembre avec l'héroïsme, c'est faire en sorte qu'on se souvienne du fait que les Américains sont bons. The good guys, par opposition bien sûr aux bad guys. Il s'agit-là, finalement, d'une manière de contrôler la mémoire de l'événement. Et le tout se fait dans la plus grande "innocence": "Harness the memories of 9/11 to help others in need, through charitable acts and public services", propose le documentaire, à sa toute fin. "Harness". Soyons positifs. Optimistes. Et espérons que le "harness", ici, fait davantage référence au principe de contrôle, de diffusion unifiée de l'événement, et non à l'exploitation pure et simple du souvenir. Mais lequel est le pire?