mercredi 22 octobre 2008

Un café (2)

-Tu sais quoi, l’ascenseur 14, il a quelque chose contre le 71. Il ne veut pas arrêter. C’est loufoque n’est-ce pas? Il fait tout comme il faut, les autres étages, aucun problème, il ronronne presque. Mais il ne veut rien savoir du 71 : il n’arrête pas si on le demande de l’extérieur, il n’arrête pas si quelqu’un appuie sur le bouton, il continue tout droit. Les gars de l’informatique ne voient pas de problème et du côté mécanique, j’ai rien trouvé.

 

Je me souviens avoir ri moi aussi.

-       Peut-être que le 14 a été blessé? Qu’est-ce que le 71 aurait pu dire?

Nous étions comme cela, parfois, des enfants qui rigolent parce qu’il est tard et qu’ils ont mangé trop de sucré.

- T’imagine, avait-il continué, il va peut-être falloir que je mette une pancarte pour mettre en garde les utilisateurs. Comment est-ce que je devrais formuler ça?

            - C’est simple : dû à une chicane interne, l’ascenseur 14 désire vous informer qu’il a banni l’étage 71 jusqu’à nouvel ordre, c’est à dire jusqu’à ce que cet étage descende de ses grands chevaux pour s’excuser.

 

            Je sais, c’était idiot. Mais mon frère et moi, c’était cela parfois. Des moments totalement irresponsables où nous oubliions de constater nos différences. Où je ne m’en faisais pas pour lui et ses désirs quasi maladifs de stabilité, et où il ne s’inquiétait pas devant mon refus des convenances et des règles de la productivité. Nous ne nous battions pas, nous ne nous engueulions pas. Mais nos inquiétudes l’un pour l’autre formaient l’arrière-plan de nos rapports, ce qui ne se disait que rarement et qui pourtant parasitait un peu nos conversations.

 

            J’avais une gorgée bien chaude de café dans la bouche. Juste la bonne température. La bonne texture. Un moment parfait. Un avion passa. Cela aussi c’était parfait, cette ligne argentée, ce vrombissement au-dessus de ma tête. Cela me parlait de voyage, de départs, et je trouvais que la journée avait la bonne couleur pour cela. 

 

            Et puis l’avion, apparemment, est entré dans la tour. Et le téléphone a sonné. Ma mère, inquiète. J’ai raccroché après avoir ouvert le téléviseur. Le téléphone a sonné à nouveau. C’était mon frère. Il était en haut, très haut dans la tour, juste parce qu’il avait voulu tester l’ascenseur 14, une autre fois, et rien n’avait changé. Il venait d’arrêter à l’étage 87. Sa voix n’était pas bonne. Ses paroles ne faisaient pas sens. Je lui ai dit de descendre.  La ligne a coupé.


Mon café a refroidi, seul dehors.

mardi 21 octobre 2008

un café

Le jour où mon frère est mort, j’étais assise avec un café, sur la terrasse arrière, et je regardais le soleil. Juste cela. Je regardais le soleil briller sur l’Hudson, et je buvais mon café. Mon amant était parti quelques minutes plus tôt, j’avais déjà mis les draps à laver, et je buvais lentement un café, en grignotant un morceau de pain. Je prévoyais me faire du pain doré, sans raison, parce que c’était mardi, et que cela me semblait une bonne idée. Une façon de faire une petite folie, alors que la semaine n’était pas suffisamment avancée pour justifier une telle entorse à la productivité.

Je n’avais rien fait de particulier le lundi. Oh j’avais couru du laboratoire photographique à l’encadreur, puis chez le nettoyeur, à la pharmacie, à l’épicerie. Mon frère m’avait attrapé au téléphone alors que je conduisais la voiture vers mon magasin préféré. Tu n’as rien de mieux à faire aujourd’hui? Rien de plus utile? Nan, j’ai été utile hier, aujourd’hui ça ne me tente pas. Il avait ri, de son rire plein mais étouffé. J’aimais le faire rire ainsi, j’aimais l’entendre toussoter à l’autre bout du fil, je devinais les larmes à ses yeux. Il riait comme ça, toujours, lorsque je lui disais ce genre de chose totalement incongrue.

Nous étions différents. Il faisait dans la réalité la plus pure, les systèmes mécaniques, les ascenseurs. Je faisais plutôt dans l’imaginaire, dans les photographies qui ne montrent pas grand chose, m’avait-il un jour reproché, parce que j’étais dans la macro : je regardais les gouttes goutter, les fleurs fleurir, les poussières tomber. Je lui disais que nous n’étions pas si différents, après tout, puisque nous nous attardions tous les deux au détail. Peut-être, sauf que mes détails décident si les ascenseurs se rendent à destination ou s’ils tombent de 100 étages. J’avais admis cela. Pas à contrecœur, loin de là. J’aimais l’imaginer dans sa tour, la tête sous un ascenseur, à observer les poulies et les cordes et les engrenages. Cela me rappelait notre enfance, quand il démontait ma poupée et que je lui parlais des grains de pollens oubliés. Nous étions déjà comme nous l’étions, bien campés dans nos différences. Complémentaires, disait ma mère. Opposés, disait mon père. Comme ça, disions-nous.

 

Cela me semble étrange maintenant. J’étais assise avec mon café, la lumière était fabuleuse, mon appareil photo était là mais je n’avais pas envie de chercher quoi que ce soit, de voir quoi que ce soit. Je préparais une exposition, j’avais rencontré quelqu’un un lundi soir, je pouvais rester à la maison pendant une heure ou deux sans que mon monde ne s’écroule, et pendant ce temps, mon frère discutait d’un ascenseur qui, pour une raison étrange, ne voulait pas s’arrêter à l’étage 71. Il m’avait appelé pour ça lundi. 


vendredi 17 octobre 2008

Obsession...

J'avoue, sans problème, avec un peu de crainte tout de même, être complètement obsédée par mon sujet. Depuis un an, je n'écris qu'autour de cela, le 11 septembre 2001. Ce n'est pas que je ne pense qu'à cela, mais plutôt que mes pensées m'y ramènent toujours. (peut-être est-ce une façon de tourner en rond...) Reste que depuis que j'ai écrit les premiers fragments, les choses ont commencé à se mettre en place. À s'éclairer. Au début, lorsque je ne faisais qu'y penser, je me souviens avoir dit à Victoria que le problème dans tout cela, c'était que les gens qu'on ne voyait pas dans les tours, les réparateurs d'ascenseurs, les femmes de ménage, etc., je n'arrivais pas non plus à les voir, à les imaginer. Comme si je ne pouvais imaginer le 11 septembre que par le biais des gens en complet ou en tailleur que j'avais aperçus dans les reportages des émissions d'information. Et que les autres n'étaient que des dommages collatéraux. Ils n'avaient pas de visage. Et tel était mon problème: donner un visage.

Le problème n'est plus le même. Et je ne sais pas si c'est vraiment un problème. Outre mon obsession pour le sujet, qui fait que durant une soirée, je peux facilement parler seulement du 11 septembre, alors que les autres sujets plus propices à la vie sociale m'échappent, outre cette obsession, donc, le problème, ou l'avancée du projet, ce serait que je n'ai plus besoin d'imaginer mes personnages par leur fonction. Ni de les placer bien correctement dans une des tours. Ils sont là. Je les aperçois. Je les devine. Je les entends. 

Et peut-être est-ce pour cela que je ne peux parler d'autre chose. 

Et qu'en même temps, plus je les approche, et moins l'événement en lui-même me retient. 

dimanche 12 octobre 2008

Peter

Pendant qu'il attrapait sa veste et qu'autour de lui, s'effaraient ses collègues de travail, il se mit à chantonner un vieux chant irlandais. Se demanda du même coup, comme si les deux avaient été liés, qu'était devenue son amie Ashleigh. Cheveux roux, peut-être teints, long visage, regard un peu creusé, mais un rire à faire défriser les plus sérieux. 

Peter se demanda pourquoi il se demandait cela. Son muffin disparaissait sous l'eau des gicleurs, et il pensait à une vieille amie, même pas une amoureuse. Il lui sembla qu'il perdait des moments précieux, qu'il aurait dû soit se sauver en courant, soit faire le point sur sa vie. 

Avant ce jour, avant ce moment qui ne ressemblait à rien de ce qu'il connaissait, Peter avait cru que lors des moments importants, seuls les éléments importants restaient dans la pensée. Oui, il lui avait semblé que ce n'était qu'alors, lorsque cela comptait, que toutes les connaissances futiles, les émotions malsaines, les désirs cachés, les informations totalement caduques, tout cela s'effaçait. Et qu'alors, il aurait eu, devant lui, à portée de main, un tableau complet, concis de sa situation. Et qu'il comprendrait. 

Mais en chantonnant Auld Lang Syne, Peter comprit qu'il ne comprenait toujours rien. Et surtout pas où les amis allaient, lorsqu'ils disparaissaient de son existence. 

Il se dirigea vers l'escalier.